• La fête.

    Victor avait encore bu. Cela lui arrivait souvent, peut-être un peu trop ces derniers temps. Heureusement, il s'arrêtait toujours au point où il pouvait pleinement regretter ses conneries de la veille le lendemain. Heureusement. Il se sentait seul et incompris, surtout au milieu de ses congénères, en ce moment de fête qui caractérisait cet anniversaire de jeune fille dans lequel il s'était presque à contrecœur engagé. Les parents étaient partis, la demoiselle en question n'avait pour unique mission que de restituer la maison dans un état convenable. Victor se remémorait vaguement la vision d'un type d'au moins cinq ans l'aîné des fêtards. Il fallait dire, ces anniversaires de dix-huit ans présentaient au moins deux avantages ; ce gars était sûr d'avoir l'ascendant sur les autres mâles de la soirée, et comme on ne savait jamais vraiment bien la loi, il pouvait être sûr que c'était légal et bien accepté même par les amis et autres. Victor se souvenait de l'avoir vu pisser dans le bac à fleur de l'entrée.

    « Gros con chanel, senteur florale, pensa-t-il à voix haute.

    -Quoi ? dit un autre qui s'était assis juste à côté de lui et qui semblait bien éméché, lui aussi.

    -Rien. Dors.

    -Ok. »

    Victor se sentait vraiment seul. Il possédait, en parallèle avec sa contenance respectable d'alcool avant dérapage, la capacité de voir son vocabulaire et ses tournures de phrase s'enrichir au fur et à mesure que la vodka partait des bouteilles. Il commençait à entendre des voitures vrombir dans sa tête. Il se tourna vers la partie du salon où quelques filles dansaient avec des cris motivés à moitié par l'amusement réel, à moitié par l'envie de voir d'autres personnes les joindre sur cette piste sommaire au rythme d'une musique entraînante et complètement débile. L'hôtesse de maison s'approcha de lui.

    « Tu t'amuses ?

    -J'éprouve une certaine joie à partager votre compagnie ainsi que celle de tous nos convives. Et toi ?

    -J'ai l'impression que personne ne s'amuse. »

    Il soupira le plus légèrement qu'il put. Encore ce moment où l'organisatrice allait venir déprimer sur son épaule. Il fallait que ce soit lui. Lui le confident de toutes les parties, lui qui n'avait jamais l'air de s'amuser, à tel point qu'on assumait qu'il était de ces garçons blasés que rien n'enflamme. Cécile. À chaque anniversaire, fête, soirée, nouvel an, elle organisait le tout et ensuite pleurait parce que la fête n'était pas parfaite. Quand il se tourna vers elle, il vit qu'elle pleurait vraiment. Il se sentit un peu coupable de ne pas pouvoir se libérer autant que ses semblables adolescents qui se relaxaient avec une fille sur les genoux. Pas son genre. Pas son genre de se foutre en slim-chemise-casquette. Si même lui se décidait à adopter l'attitude de ces cons qu'il méprisait, il pourrait peut-être la faire sourire. C'était peut-être le message qu'elle tentait de lui faire passer. Well, screw you, then. Le seul effort qu'il pouvait envisager pour montrer son intégration serait de violer l'espace vital du DJ, un abruti qui s'était collé à la radio avec son mp3, et de choisir le prochain morceau, et avec de la chance, cela plairait. Il entama alors la procédure « Attends, je vais choisir une musique trop cool ». Il mit sa main sur l'épaule de Cécile et se leva.

    « Attends, dit-il. Je vais choisir une musique trop cool. »

    Il saisit le lecteur mp3 du prétendu DJ d'une manière sympathique mais ferme. Il en explora la bibliothèque après avoir parié sur le contenu. Gagné. De la merde. Il finit par trouver Where is my mind, avec la pochette du film Fight Club. Abruti. Il ne devait pas avoir compris la moitié du film. Et évidemment, seulement ce morceau des Pixies. Victor ne s'étonnait même pas. On était dans l'époque du hit. Le reste de l'album devait avoir sombré dans les oubliettes des seules personnes assez complètes pour l'écouter en entier. En administrant un coup de pied désinvolte dans un ballon à moitié dégonflé qui traînait, il fit jouer le morceau. Bingo. Quelques réactions enthousiastes de la part des danseuses qui se mirent à imiter la voix de l'intro. Victor se réjouit un peu de son coup d'éclat modeste de la soirée. Wave of mutilation. Quel putain d'album, quand même. La soirée devait se poursuivre comme elle avait commencé, et Victor retourna à sa chaise. Quelques invités de dernière minutes arrivèrent à ce moment-là. Comme Victor ne connaissait presque personne, Cécile vint faire les présentations. Oh, Victor écrit des trucs trop bien ! Ça s'appelle des poèmes, connasse. Il allait encore se sentir le faire-valoir culturel de cette fille, pensait-il sans modestie. Il ne prêta même pas attention aux noms qu'on lui donnait à retenir pour les deux ou trois heures qui lui restaient à être de la fête. Il vit le type plus âgé se rapprocher d'une fille visiblement assez imbibée. Elle devait l'être à un certain degré pour ne pas voir qu'il avait un peu vomi sur le bas de son pantalon. Ou alors s'estimait-elle heureuse qu'un homme, un vrai, avec plus de cuir sur la veste et plus de poils sur la face s'intéressât à elle. Victor les regarda longuement. Dance, puppets, dance. Il prit encore un verre de vodka qu'il mélangea à une boisson fraîche qui traînait, peu importe laquelle, tant qu'il n'avait pas l'impression de boire du liquide de freins. Ou de l'eau. Toujours dangereux quand la vodka devient de l'eau.

    « Je me vois dans l'obligation de vous quitter momentanément, très chère. »

    Il descendit vers les toilettes et s'y enferma. Il passa de longues, très longues secondes devant le miroir. Je suis pas bourré. Je suis absolument pas bourré. Mais encore trois verres et je dégueule.

    Il remonta et jeta un œil à l'heure affichée sur l'écran de son téléphone. Une heure. Trop tard pour prétendre devoir prendre le dernier bus, ils ne roulaient plus depuis minuit. Il pouvait toujours jouer la carte du prétendu travail à rendre. Personne ici n'était dans sa faculté. Un jeu d'enfants. Il sortit donc cette excuse qu'il pensait crédible. Il redescendit alors récupérer sa veste au vestiaire. Arrivé là, il remarqua un des jeunes gens qui venaient d'arriver en train de fouiller dans les manteaux. Et plus particulièrement dans la veste de Victor.

    « Je peux t'aider, connard ? »

    Le jeune homme leva la tête sans ciller. Il tint quelques secondes le regard de Victor avant de continuer à investiguer les poches de la veste de ce dernier.

    « Je cherche un briquet. J'en avais marre qu'on me dise Oh la la, il est dans ma veste. Alors je me sers. J'ai vu que t'avais un carnet. T'écris ?

    -Ça te regarde ?

    -Joue ta pucelle effarouchée. J'ai déjà lu de toute façon. C'est de la merde. »

    Victor sentit le sang battre à ses oreilles et se rua sur le type. Il lui arracha la veste des mains.

    « Va te faire foutre, mec. Je me casse. »

    Il s'éloigna et était sur le point de franchir le pas de la porte quand il se rendit compte que quelque chose clochait. Il se retourna et vit l'inconnu occupé à lire dans son carnet.

    « Bon, tu vas arrêter de me casser les couilles, mec. Rends-moi ça.

    -Attends. Finalement, c'est pas si mal. »

    Il prit un stylo de sa poche et écrivit sur la dernière page du calepin. Il le tendit ensuite à Victor. Victor le reprit violemment et sortit. Il appela un taxi et attendit dans la nuit. Il avait de la brume et des étoiles sur le visage. Le temps que le taxi arrive, il hésita à consulter ce que l'inconnu avait écrit dans son carnet. L'enfoiré. On lit pas les carnets des autres. Si même il avait demandé, cela lui aurait fait plaisir, mais cela l'avait énervé à un tel point qu'il finit par arracher la page violée et la jeta au loin. Une voiture arrivait au loin. Il se sentit idiot et alla ramasser la feuille. Une fois de retour à l'adresse précise indiquée à la société de taxis, il vit que la voiture n'était pas le taxi attendu. Il se sentit à nouveau stupide. Si cette voiture n'était pas apparue à ce moment-là, il ne se serait pas senti obligé de reprendre le message de ce type. Ce qui le rendait plus furibond que toute autre chose, c'était que malgré son comportement irritant, cet homme était vraiment fascinant. S'il lui avait porté plus d'attention lors de la soirée, il aurait pu s'y intéresser. Il finit par lire le message.

    Si t'as d'autres poèmes à me faire lire, je peux te faire lire ce que j'écris. Moi c'est Maxime. Tu me trouveras dans les contacts de Cécile.

    Victor allait placer le papier dans sa poche. Ce n'avait pas été une soirée perdue, sembla-t-il. Il vit quelques mots encore griffonnés à la hâte :

    Mais bon. Tu peux faire mieux.

    « AubadeQuestionnaire de Marcel Proust »

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