• La Gare

    C'est un assez long texte pour un blog, j'ai hésité à le diviser en chapitres, mais je n'en avais pas envie, finalement. Il inaugure aussi la section "nouvelles" !

     

    La gare du Luxembourg offrait un spectacle assez typique des autres gares de Belgique, à ceci près qu'elle se trouvait dans cet état de grandeur intermédiaire, trop grande pour n'être qu'une station semblable à ces toutes petites gares qui parsèment la Belgique, mais trop petite pour être bondée en permanence comme pouvaient l'être les gares Centrale et du Midi, donnant ainsi la synthèse des gares du pays. Cela était sans doute dû à sa situation géographique. Bruxelles était sans doute une ville étrange de par son développement, qu'on eût dit originaire de l'esprit d'un architecte lunatique et amnésique. Les architectures se côtoyaient sans se mélanger, comme des personnes qui attendent dans une salle d'attente de médecin. Tous liés par quelque chose, mais le contact ne se fera que très rarement. Cette gare se trouvait dans ce qu'on appelait le quartier Européen, un quartier greffé  sur la frontière entre le centre-ville avec ses rues marchandes et le sud bordé de verdure. Ce quartier jurait dans le dégradé entre ces deux zones de la ville, plus populaire au nord, plus dangereux, mais plus vivant, tandis que le sud se voyait habiter par une classe de gens plus aisée. Plus âgée en moyenne. Plus préservée. Bourgeoise en somme. Ces deux aires avaient de commun la proximité des habitations, sauf si l'on s'aventurait vers la périphérie de la ville, et dans ce cas le quatre-façades reprenait ses droits, comme on pouvait s'attendre d'un quartier riche, de commun ces endroits avaient encore l'inextricable et confus désordre des rues, agencement des voies caractéristiques d'une ville improvisée. Et entre ces lieux trônait, comme une victoire de la modernité sur des siècles de travail instinctif et continu, un nid de fonctionnaires privilégiés. Le quartier Européen était une vaste esplanade de buildings à l'architecture remarquable, entre lesquels se dressaient des blocs de maisons, antérieurs à la construction de ce pôle d'intégration géopolitique européenne, qui restaient là comme peuvent subsister d'infimes brins d'herbe entre de gigantesques dalles lisses, brillantes et marbrées, Ces maisons abritaient souvent les plus chanceux parmi les pauvres gens de Bruxelles, qui trouvaient là un abri à un prix à la limite de leurs moyens, mais aussi les crapules habiles de cette ville qui investissaient dans des appartements et se faisaient marchands de sommeil, louant quelques mètres carré, pas plus d'une dizaine, pour la moitié du prix d'un appartement bourgeois, à une famille venue du Proche-Orient ou de Roumanie, ou de n'importe quel ailleurs où la vie était trop dure, où le reflet de l'Ouest paraissait l'image d'une terre promise. La gare, enfin, était un terrier écrasé entre deux colosses menaçants de verre couleur d'eau, et le passant monothéiste, d'un Livre quelconque, qui pouvait s'y retrouver devait sans doute avoir l'impression d'être un Moïse entre deux mers verticales. Un petit dôme vitré à peine visible indiquait la présence de cette gare, et une fois la volée d'escaliers franchie, on affrontait enfin un grand espace souterrain avec ses commerces, ses billetteries, ses casiers, et d'autres escaliers encore qui menaient aux six quais différents, par lesquels l'écho des trains se faisait entendre. Dans cette gare passait souvent une adolescente dont le lycée se trouvait à proximité. Charlotte était une de ces filles, rares, au cœur vrai, éveillé et désireux de faire du monde un endroit meilleur. C'était une jeune femme, d'un mètre soixante à peu près. Je peux me tromper sur le terme de jeune femme, mais l'émoi qu'elle provoquait sur tous autours d'elle la faisaient mûrir à cet âge où la femme est délicieuse quand elle possède les qualités que Charlotte avait rassemblées en elle. Cet émoi, je n'y suis pas moi-même indifférent, et je m'en justifie auprès de vous au point d'intervenir dans mon propre récit et m'en excuse. Charlotte, pour reprendre sa description, était de celles qu'on pouvait appeler des garçonnes sans problème, et cela lui allait merveilleusement bien, car elle avait pour elle l'ambiguïté des âmes vaillantes dans des corps fragiles. Elle s'habillait, parlait et bougeait comme un homme, mais il subsistait une terrible féminité qui lui conférait la perfection du légendaire androgyne du mythe platonicien, à tel point qu'on pouvait se demander si le couple devait vraiment convenir, comme complétion d'un être à un autre, à cette enfant. Ses yeux  pétillaient la plupart du temps, quand ne lui prenait pas le vague-à-l'âme, courant chez ces personnes qui pourraient vous prendre le poids du monde sur leurs épaules. Mais sa beauté en était sublimée lorsque ce vague-à-l'âme laissait place à l'indignation contre ce qui la tourmentait et qu'elle se mettait à pester, et il n'y a rien de plus délicieusement hypnotisant qu'une belle femme qui peste, comme une fleur qui s'ouvre sur un charnier, une beauté triste de par son contraste avec le monde. Charlotte aimait deux choses qui lui valaient d'être estimée par certains et dénigrée par d'autres, deux amours qu'elle défendait envers et contre tout, car les combats qu'elle entreprenait pour protéger ces passions étaient deux étendards levés vers un monde amorphe et agressif comme un dragon gigantesque, irritable et paresseux, elle aimait donc deux choses ; la littérature et les femmes. Elle supportait d'entendre l'inculte pour lui rétorquer ensuite, et se levait, le poing en l'air, contre ceux qui critiquaient sa préférence amoureuse, d'où qu'ils viennent, car elle savait que l'amour était la chose la plus libre qui soit, et que la liberté était la chose la plus digne d'être aimée. Peut-être était-ce pour cela que Victor laissait en lui cristalliser un amour qu'il savait impossible. Victor était aspiré par cette image quasi divine que Charlotte inspirait à cet adorateur qui vivait le bonheur et le drame de vivre si près d'un dieu ou d'une déesse, telle Sémélé portant en elle le fruit de la divinité et devant en mourir par le fait de la jalousie de l'autre. Victor était un homme dont on ne pouvait dire si l'atypique physique faisait de lui un homme beau ou laid, s'habillant négligemment un jour et de manière très élégante l'autre. C'était celui qui avait connu différentes strates de la société, strates aujourd'hui plus faciles à franchir qu'elles ne l'étaient avant que le monde ne se surindustrialise, mais il l'avait fait à travers le parcours de ses parents, si vite et dans tant de directions qu'il avait tiré de ce voyage social une capacité d'adaptation incroyable et une réflexion lente mais mûrie sur ce qui l'entourait. Ayant goûté à tous les milieux, ayant vécu dans des lieux si divers, du squat au château, il était aussi un éternel indécis quant à la place qu'il devait occuper dans ce monde. Il avait finalement pris le parti, durant son apprentissage des contes, mythes et légendes, récits qu'il affectionnait plus que tout, de ne pas y penser et de laisser son esprit et son destin aux mains des puissances dionysiaques, tandis qu'il passait son temps à l'étude de choses qui l'intéressaient, au gré de ses caprices, caprices lourds de conséquences car ils l'emmenaient parfois pour plusieurs années d'études. Il surfait sur la vie, s'adaptant à ce qu'elle donnait, choisissant des voies tout en respectant celle du destin. Il n'avait ni but précis ni aspiration particulière, si ce n'était un désir, comme Charlotte, de changer le monde, et d'y laisser une trace. Ces deux personnes avaient en commun l'amour de la littérature, mais il était plus intense chez Charlotte, l'indignation contre ce monde, mais elle était plus intense chez Charlotte. Il soutenaient tous deux que la culture devait être défendue, Charlotte affectionnant les classiques, d'Homère à Sartre et Vian, Victor, sans délaisser ceux précédemment cités, affichant un amour nostalgique pour la culture bruxelloise bientôt mise en vitrine dans les centres poussiéreux de préservation du patrimoine. Il aimait profondément cette connaissance populaire, ces rites, expressions, langues, comme on peut aimer la campagne qui fut détruite pour laisser place à la ville tentaculaire, du temps ou nos parents étaient des enfants ; nostalgie d'une époque passée dont on pouvait toucher du doigt les derniers volutes. Ils se connaissaient depuis ce qu'en Belgique on appelait la cinquième primaire, ce qui correspond à l'ultime année avant l'entrée au collège, mais Victor, à ce moment âgé de vingt-deux ans, s'était intéressé et attaché à Charlotte depuis sept ans, durant lesquels il avait nourri l'espoir qu'elle s'intéresse à lui, malgré l'homosexualité qu'il respectait, et son espoir était nourri de ce que Charlotte était un esprit libre qui sortait parfois de ses propres sentiers, quand un garçon en valait vraiment la peine, et Victor se disait dans des accès de confiance et d'optimisme qu'il ne devait pas ne pas en valoir la peine. Cependant, il avait décidé, au bout de quelques années à chérir cette image de Charlotte, de conserver cet amour enfoui quelque part en son cœur, et de l'aimer de l'amitié la plus belle qui soit ; celle qui sacrifie le cœur d'un amoureux pour donner une place éternelle à son objet dans sa vie, ce que Pierrot aurait dû faire au lieu de passer sa vie tourné vers la Lune qui ne lui était finalement qu'une muette confidente. Victor aimait la Lune et se confiait à elle, car pour lui Charlotte était l'astre de la nuit, la lumière de ses instants vides qui lui servaient à penser sa vie et à choisir comment il tournerait le destin que son Dionysos personnel lui attribuait.
    Victor, en ce jour de septembre achevait une de ses fréquentes visites aux professeurs du lycée situé dans le parc proche de la gare du Luxembourg, le Parc Léopold, un ancien zoo dont il ne restait qu'un antique et délabré bassin d'otaries qui servait maintenant à l'écoulement des eaux de pluies dans l'étang. Victor aimait ce vieux bassin qui portait les traces d'une histoire qu'il ne connaîtrait sans doute jamais et qui se perdrait le jour où personne ne saurait plus à quoi pouvait servir cette cuvette de vieilles briques. Ayant terminé les études depuis plusieurs années, Victor pourrait être questionné assez légitimement par ses pairs sur son insistance à fréquenter ses anciens maîtres : celui-ci répondrait qu'il gardait un lien d'amitié fort avec ceux qui avaient modelé et laissé grandir son esprit, et qu'il regardait les garçons et les filles de quelques années ses cadets d'un œil moitié sociologique, moitié fraternel. Car il pensait, comme Charlotte, que l'espoir du monde résidait dans l'éducation, une vérité qui n'était pas si évidente, les étudiants devaient sortir dans les rues pour défendre leurs acquis, et les professeurs avaient perdu de leur superbe, pas qu'ils fussent devenus indignes de confiance ou incompétents, mais le commun des mortels, mené par des politiques démagogues et délétères, les considérait dorénavant comme de simples travailleurs qui avaient des congés de la même durée que ceux des enfants qu'ils éduquaient. Avait disparu pour le gros animal populaire endormi par les slogans et les phrases choc la notion de mission d'enseignement, était ignorée la période de correction et de préparation qui pouvait forcer le professeur à vivre en ermite. Mais peut-être une autre raison expliquait cette désertion de l'estime pour les professeurs et pour la mission pédagogique ; le désintérêt que manifestaient les gens dans la jeunesse. Nous avons des institutions qui s'en occupent ? Grand bien ! Nous pouvons vaquer à d'autres choses. Ils vont à l'école pour apprendre ? Nous n'avons donc plus besoin de les éduquer. C'était le constat désespérant que les deux jeunes gens que j'ai décrits portaient et voulaient combattre. Victor écoutait les conversations entre jeunes, et se désolait de ce qu'il entendait, car c'était la même conversation, entre les mêmes personnes, conversation qu'il entendait encore entre d'autres interlocuteurs, comme l'avènement de la culture du vide.
    « Tu vois, les autres ils sont superficiels, moi j'ai vécu des trucs, alors je suis plus profonde, je réfléchis plus tu vois, dit la première, une fille en débardeur qui portait quelques livres serrés contre son cœur
    -Je suis d'accord, moi aussi j'ai dû m'élever un peu seule et apprendre à réfléchir, mon père était pas souvent à la maison, et j'ai super souffert... répondit l'autre, habillée plus conformément au ciel blanc intimidant de bruine.
    -Oui mais tu vois, les autres ils ont plus de valeurs, tu regardes les gens dans Secret Story ou quoi, et il y en a que quelques-uns qui soient cools, genre dans Koh-Lanta le belge tu vois, il a des valeurs, quoi, il est pas frivole comme les autres... »
    C'en était assez pour Victor. Il savait que le peu de maîtrise de la langue était un mal récurrent à son époque, il suffisait de voir hommes et femmes politiques inventer leurs mots pour combler leurs lacunes, ou utiliser des mots existants, mais trop compliqués pour que leur sens soit légitimement connu. C'était le jeu du siècle naissant, parier un moment d'intelligence apparente sur le peu de connaissance que l'on estimait chez l'interlocuteur, il en allait ainsi de beaucoup de mots qui se voyaient mutiler de leur signification pour les exposer dans une foire aux monstres qu'était devenu le langage. Victor avait la nostalgie encore plus intense de ce temps où parler semblait un outil de raison, plus qu'un passe-temps nécessaire au moment qui se tenait entre deux séances d'internet, moment que chacun redoutait et appréhendait, car il était la mesure de la vanité de la vie, vanité devenue insupportable depuis que l'homme se cachait l'horizon avec un écran. Tous rentraient chez eux, et ces adolescents se perdraient dans un tourbillon d'images, de musique et d'écrits mélodramatiques sur l'insurmontable complexité de la vie, sur tous ces obstacles qui semblaient incontournables, tant ils étaient bridés par le conformisme imposé de manière sournoise, pernicieuse et, le pire, involontaire, par un ensemble d'élites, sottes de nature et abruties ensuite parce que la vie leur offrit l'occasion de pouvoir manipuler la culture. Ces élites depuis des années se sont imaginées qu'une culture mondiale se pouvait installer dans l'esprit de milliards de gens sans qu'aucune mesure ne soit prise dès le départ pour protéger la diversité des cultures, et je ne parle pas ici des cultes, mais bien des cultures, qui se fadent pour un paquet de lieux communs formatés par les mêmes films pour tous, par les mêmes programmes de savoir-faire sans savoir.
    Je peux vous sembler partial dans ce que je vous dépeins ici, mais il est de l'honnêteté de l'écrivain d'user de sa plume comme le peintre use du poil trempé dans la peinture : pour décrire ce qu'il voit, et non ce qui est, car on ne peut voir sans que la vision soit troublée par l'émotion, par l'esprit ou par l'ignorance, et qui plus est ce qui est perçu et rendu tel quel dans un texte, dans une peinture, ou même dans une photographie, appartient au lieu commun. Il nous faut embellir sans forcer, sans décharger notre cœur sur la toile, sans vomir ses sentiments par la plume, la réalité qui devient ainsi de l'art. Je plains les lecteurs de notre âge qui se disent sensibles en pleurant devant un paquet de mots fades mis l'un après l'autre dans l'artisanat le plus commun, par un écrivaillon médiocre qui aura éclipsé de la lumière des projecteurs des émissions télévisées, les plus pathétiques d'entre elles dans bien des cas, le vrai talent d'écrivains confirmés dont j'espère le souvenir gardé au siècle prochain. L'art est question de subtilité, quoi qu'en disent les nouvelles élites en qui je ne place, je l'avoue, pas de crédit, pas plus que je ne m'en donne. Le plus important est que même si un sentiment guide l'écrivain, il ne soit pas entièrement celui de l'auteur ; il faut une part d'invention. Je clos ici cette parenthèse qui n'aura permis que de cerner l'état d'esprit de Victor, à quoi s'ajoutaient évidemment la pensée de Charlotte, surtout en ce jour qui devait changer leurs vies. La sienne en tout cas.
    Tout était prêt, Victor avait commencé à mettre tout en place depuis des années, c'était son obsession depuis des années, c'était prévu, prévu depuis des années. Il passa le parc et arriva dans une rue qui marquait la limite entre le parc centenaire et le début du quartier européen, venu dévisager le vieux Bruxelles, et qui s'imposait, depuis le lycée que Victor quittait, par un bâtiment que l'on appelait entre bruxellois le « Caprice des Dieux », en référence non pas à sa taille impressionnante, mais à sa forme qui rappelait fortement le fromage à la marque déposée. Le ciel était blanc, obstrué par une fine couche de nuages desquels tombaient la bruine qui éparpillait des gouttes légères sur les pavés de l'allée du parc et sur le macadam de la rue et qui changeait la poussière à peine sèche en boue légère. Comme on était en septembre, seules les feuilles du marronnier s'étaient détachées de la cime qui les avait portées pendant quelques mois, et elles étaient trop lourdes pour qu'autre chose que des débris, de simples nervures, viennent joncher le trottoir comme d'insignifiants squelettes. Victor s'engouffra dans un passage titanesque, gueule béante qu'on aurait dite taillée dans le bâtiment de pierre, de verre et de béton. Le vent s'introduit en sifflant en même temps que Victor et semblait le pousser, comme s'il approuvait son projet. Une fois sorti, il se retrouvait entre ces fameuses mers verticales, et se tourna vers le terrier duquel on devinait le passage vibrant des trains qui partaient et venaient. Là l'attendait Charlotte, qui tenait dans sa main un livre de Zola, et qui dansait presque dans le froid de septembre, ce froid qui n'est jamais vraiment froid, mais qui pique assez pour qu'on ne sache comment s'habiller.
    « Tu voulais qu'on se voie ? »
    Victor sentit son cœur s'arrêter, le temps de l'écouter. C'était ainsi chaque fois qu'il la voyait, même maintenant qu'il avait parjuré son amour et qu'il l'avait forcé à l'exil des désirs inassouvis, même maintenant qu'il s'était promis de ne plus écouter ce sentiment.
    « Je voulais te dire quelque chose. »
    Charlotte s'approcha et prit Victor dans ses bras. Il sentit l'étreinte des bras fragiles de la jeune fille, et y joignit la sienne, plus forte, plus haute. Ces embrassades avaient permis à Victor de balayer souvent ses idées noires, et souvent le fait d'y penser lui redonnait le courage d'entreprendre un projet quelconque mais ardu. Pourtant, ces mêmes embrassades faisaient balancer cet amour qui était censé être mort depuis des années et que l'on ne pouvait finalement que réduire au silence. Ces embrassades mêmes lui faisaient faire ce qu'il avait l'intention d'annoncer à Charlotte ce qu'il allait faire dans les quelques prochaines minutes. Mais pas tout de suite. Il devait profiter, longuement, tendrement, de cette étreinte. Il sentait la chaleur corporelle de Charlotte se répandre à travers les vêtements, cette nymphe aux douces formes séduisantes insufflait la vie dans ce simple contact, dans cet instant dont Victor voulait à jamais repousser l'échéance. Cette étreinte, il fallait la faire durer, plus que jamais elle comptait pour Victor. Ce n'était pas lui qui mettrait fin à l'embrassade. Quand Charlotte fit un petit geste pour se dégager, Victor écarta les bras pour la laisser partir. Il lui vint à l'esprit que les secondes qui passèrent prirent leur temps, et cela ne lui déplaisait pas. Il prit la main de Charlotte et délicatement, fit glisser ses doigts sur la paume de la main qui se tenait alors devant lui. C'était un jeu qu'ils s'étaient inventés, faire jouer les mains de l'un avec les siennes propres. Une innocente interaction qui contenait en elle tout le plaisir de l'amitié. Victor serra la main de Charlotte dans la sienne, et l'emmena vers la gare. Ils parcoururent quelques mètres en silence, avec pour fond sonore le sifflement du vent dans le tunnel proche d'où venait Victor.
    « Victor. Tu es étrange. Que veux-tu me montrer?
    -Tu vas voir. Viens. »
    Victor aimait les mystères, mais il n'était pas un bon cachottier. Il l'emmena cependant sans en dire plus le long de l'escalier de fer, arriva dans la gare et prit la direction de la sixième voie. Sur le quai, faiblement éclairé, plus par la lumière du dehors que par celle des lampes inutiles, attendait un sac de voyage, de toile kaki, qui ne devait pas contenir grand-chose et qui avait l'air perdu, au milieu de cette salle striée de profondes cicatrices de métal. Au loin, un train faisait entendre le grondement sourd de ses multiples roues. Charlotte regarda Victor ; elle avait compris.
    « Alors c'est tout. Tu t'en vas. Tu me laisses ici. Et nos combats ? Je les mène seule ? »
    Victor sentit en son cœur se creuser un précipice.
    « Je veux partir. Tu te débrouilleras très bien, tu l'as toujours pu. Change le monde. Tiens. »
    Il sortit une lettre de sa poche, la tendit à Charlotte. Elle ne la prit pas. Entretemps, le train était arrivé, comme un serpent raide et muet, les portes s'étaient ouvertes, libérant deux ou trois navetteurs. Il restait peu de temps.
    « Si tu as quelque chose à me dire, dis-le moi au lieu de l'écrire dans une lettre. »
    Victor mit de force, mais sans violence, la lettre dans la main de Charlotte, et approcha ses lèvres des siennes. Elles se touchèrent un très bref instant. Ce moment pendant lequel Victor espérait que le temps se suspende ne dura pas, le temps d'un éclair et il saisit d'un bras le sac qui avait attendu des heures sur ce quai, sans que personne ne l'ait pris. Victor ne savait pas pourquoi il avait laissé ce sac là, peut-être que si un voleur s'en était emparé, Victor n'aurait rien eu à montrer. C'était son côté dionysiaque, il fallait laisser des aspects de la roulette russe dans ses actes. Une fois le sac sur l'épaule, il monta dans le train. Charlotte était moitié interloquée, moitié désemparée. Elle savait qu'elle ne pourrait pas l'empêcher de partir. Elle savait qu'elle s'y était attendue, parce que Victor ne cachait jamais vraiment bien ses sentiments. Il lui avait dit qu'il ressentait cet amour qu'il réprimait pour laisser cette amitié grandir. Et en ce moment, la culpabilité la rongeait, plus vite et plus fort encore que s'il lui avait avoué des sentiments encore vivants et qu'elle aurait dû repousser. Victor se sentait coupable aussi, pour ce qu'il faisait à Charlotte. Pour tous ceux qui l'aimaient ou l'avaient aimée. La porte se refermait. Un coup de sifflet perça les airs, et Charlotte vit la machine se mettre en route sans qu'elle pût rien faire. Elle tenta d'apercevoir Victor. Sans succès. Le train partait, lentement, paresseusement, et Victor dedans se mit enfin à la fenêtre. Mais Charlotte ouvrait l'enveloppe, et essaya d'y voir un papier, mais l'enveloppe était vide. Elle se retrouvait avec un bout de papier plié savamment et déchiré en triangles grossiers là où se situait l'ouverture. Puis elle regarda dans l'enveloppe ; sur le papier même du contenant vide, il était écrit ; « Je reviendrai ».
    Victor tentait de dormir. Un jour, il reviendrait. Mais ce serait un autre homme. Peut-être meilleur.

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  • Commentaires

    1
    Moïsette Profil de Moïsette
    Mardi 27 Septembre 2011 à 10:29

    Nous aimons souvent ce qui est inaccessible

    "Il n'est pas de femmes inaccessibles, sauf celle qu'on aime"

    Bonne journée

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    2
    Mardi 27 Septembre 2011 à 10:39

    Merci, et bonne journée ! :)

    3
    Telegramme Profil de Telegramme
    Mardi 27 Septembre 2011 à 13:05

    J'ai mis quelques temps a lire mais... qu'est-ce-que j'ai apprecie ! Vraiment, tres beau !

    Good Job ! :)

    4
    Mardi 27 Septembre 2011 à 13:10

    Merci ! J'ai pas mal bossé dessus, pour la première nouvelle du blog, ça méritait au moins un peu plus de rigueur, et pour l'instant je planche sur la suite :)

    5
    Lundi 7 Novembre 2011 à 20:56

    Always.

    6
    Mardi 8 Novembre 2011 à 11:26

    Ca me fait vraiment plaisir que tu l'aies finalement lue :)



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