• Théâtre.

    Un arrêt de bus. On entend le bus qui s'éloigne. Un jeune homme entre côté cour. Il peste silencieusement. Une vieille dame arrive côté jardin, très lentement. Elle vérifie si le jeune homme est le seul à attendre le bus, toujours très lentement. Elle a peu de cheveux, tient une canne et un chapeau de la main droite. Pour le dialogue qui va suivre, l'homme ne communiquera que par signes.

    LA VIEILLE DAME

    Bonjour monsieur... Vous savez si le bus est déjà passé ? Je ne vois personne d'autre à l'arrêt de bus... Oui ? Oh. Voyez-vous, je me suis dépêchée, et j'ai du mal à mettre mon manteau assez vite. J'habite au coin de la rue, mais ce n'est pas facile de me lever à l'heure. Oh, je suis réveillée, mais c'est se lever. On n'a plus les os solides, et le corps ne répond plus aussi bien... Oh, mon chapeau est tombé. (l'homme lève la main pour faire signe à la dame de ne pas se baisser, et ramasse le chapeau) Merci, monsieur, vous êtes bien aimable. J'ai bien du mal. Je ne devrais pas porter de chapeaux, mon coiffeur me l'a interdit parce que ça empêche les cheveux de pousser, mais j'ai grandi au Brésil, je ne faisais que porter des chapeaux là-bas. Vous connaissez Maurice Béjart ? Je l'ai rencontré alors que je prenais des cours de danse, et il était de passage à Rio. Nous faisions la leçon, et il nous regardait... La leçon se terminait toujours par des improvisations, et quand j'ai eu terminé la mienne, Maurice Béjart est venu vers moi. Il m'a dit alors qu'il était impressionné par ma performance, et qu'il voulait m'avoir dans son ballet en Belgique. Pour moi qui venais de Belgique, c'était incroyable d'être repérée par un maître du ballet belge en suivant des études au Brésil... J'avais 14 ans à l'époque. Je lui ai alors proposé d'attendre le chauffeur de mon père (mon père avait un chauffeur, et cela donnait un grand standing au Brésil). Oh, quel plaisir j'ai eu quand mes parents ont parlé à Maurice Béjart ! Ah, notre bus arrive, enfin...

    On entend le bus arriver, représenté par une foule de gens qui marchent tout serrés. Les deux s'insèrent dans la foule. 

    Donc, où en étais-je ? Oui, Maurice Béjart était alors venu avec moi chez mes parents. Mon père lui disait qu'il savait que j'avais le talent pour jouer avec les professionnels... Je me souviens de chaque mot de cette conversation, même si cela fait soixante ans qu'elle a eu lieu... Que j'étais heureuse ! Un an plus tard, je suis rentrée en Belgique, et j'ai rejoint le ballet de Maurice Béjart. Cela a été la plus belle période de ma vie. Je vous bassine avec tout ça, non ? (signe de dénégation) Non ? Vous êtes adorable. J'ai dansé, dansé, j'ai appris le chant aussi, j'étais la femme la plus heureuse du monde, et même quand il a été temps de quitter le ballet, je continuais à danser et à chanter. Je m'étais mariée, et j'apprenais à mes enfants à danser.

    Et puis un jour, j'ai eu une rupture d'anévrisme. 

    Quand je suis sortie de l'hôpital, j'ai appris que je ne pourrais plus jamais danser. Je pouvais à peine bouger, mais j'étais tellement en colère que j'ai tout jeté à la poubelle, mes partitions, les affiches des spectacles que j'avais donné, toute ma correspondance reliée à la danse, même les lettres de Maurice Béjart... Ce n'est que quand j'ai voulu lancer mes chaussures de danse que ma fille s'est interposée et m'a dit non, maman, tu peux tout balancer si tu veux, mais garde ce souvenir. Vous descendez ici, monsieur ? Je descends ici aussi. Je me souviens de tout ce que j'ai jeté, monsieur, je ne retiens plus beaucoup parce que je suis vieille, mais je me souviens des affiches, des partitions, du contenu des lettres de Maurice Béjart que je connaissais par coeur. Je me souviens de la douleur le lendemain, quand j'ai vu que j'avais détruit tout ce que la maladie avait épargné. Je vois plein de gens parler de la fin du monde, monsieur, mais j'ai vécu la fin de ma vie, et j'aurais préféré la fin du monde.

    Ils quittent le bus qui repart en coulisses. On installe un banc discrètement.

    J'espère que je ne vous ai pas trop embêté avec mon histoire... Bonne journée, monsieur, moi, je vais au tram, vous prenez le métro sans doute ? (l'homme opine) Oui ? Nous nous recroiserons sans doute... Merci, cela m'a fait plaisir de parler avec vous aussi. Au revoir.

    La femme quitte la scène côté cour, toujours lentement. L'homme reste un instant, s'asseoit, et met son visage dans ses mains. Noir.

    A la dame qui partagea un trajet et le récit de sa vie avec moi.

    « Sonnet sur les manifestations du 17 novembre à Paris.L'homme qui ne parlait pas. »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :