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Le Mot et le Mort
I
Sur le cadavre de la ville
Le monstre paît paisiblement
Il se sustente sans souci
On n'entend presque pas un bruit
Seul celui du monstre mâchant
Dans une ambiance trop tranquilleLes champs sont vides les prairies
Le souffle du vent se fait rare
Les chevaux ont tous disparu
Seuls, les amas de viande crue
Écœureraient les charognards
S'il en restait quelques scoriesPlus rien ne bouge à part le monstre
Et achevant de se nourrir
Il se relève et soudain feule
Son cri résonne d'abord seul
Puis on entend des pas courir
Géants arrivent d'autres monstres.II
Le ciel a repris son voile azur
Le plus léger le plus enivrant
La pluie ne succède plus au vent
Reste une senteur de pourritureIl n'y a plus rien sur le béton
Sur les kilomètres d'autoroutes
La terre est morte sans aucun doute
Le vent seul chantonne à l'horizonLes arbres sont de grandes dépouilles
Quand ils ont échappé aux brasiers
Sinistres cimetières d'osier
Dans l'éternel automne de rouilleStèles communes à tous les hommes
Les villes fanées jonchent le monde
Ni voitures ni rages ne grondent
Le vent seul chantonne un Te DeumLes gratte-ciel irritent le sol
Effondrés qu'ils sont de solitude
La vie n'a été qu'un interlude
Un entracte ironique, assez drôleDurant lequel les humanités
Les plus hautes valeurs du vivant
Survivaient en s'entredéchirant
Le vent seul chantonne un air légerS'il en restait à vivre en ce lieu
Il manquerait plus que tout le reste
De quoi combler ce silence leste
Le chant des oiseaux plainte des dieuxLes monstres mêmes sont morts de faim
Plus de charognes à dévorer
Ils dorment, cadavres essorés
Le vent seul chantonne son refrainLes anges fatigués et lassés
Sont remontés dans les cieux déserts
Sont retournés à l'état d'éther
Ne reste qu'une Terre casséeEntre deux bois que le temps ébarbe
Une graine encor gorgée de vie
Vole de la terre au fer terni
Le vent seul ricane dans sa barbe.III
Le souffle glisse entre les arbres
Et sur ma peau, les rues sont vides
On n'entend rien d'autre qu'un vent
Qui va sifflant et angoissant
Il fait sur l'eau d'étranges rides
Sur mes yeux un dessin macabreMême en visant vers tous les cieux
Un frisson court le long des villes
Il n'est plus rien qui ne m'effraie
Dans cette épave abandonnée
Ce macchabée aux rues tranquilles
Ne portant que moi en son creuxJe ne suis plus homme à présent
Assez ; je chante avec le vent.IV
Redouter le dormeur qui hante les nuages
Dans sa fin de torpeur en naufrageSe bâtir un abri de larmes et de pluie
Quand l'orage menace d'un criEt encore avoir peur des monstres et du noir
Quand il donne des coups de battoirT'écouter te blottir dans mes bras grands ouverts
Et te sentir trembler au tonnerreTe guider peu à peu de la lumière au son
Apprivoiser les coups de canonTe donner à l'odeur de l'herbe à l'éclaircie
Une fois le dormeur assoupiEt désirer à deux un orage éternel
Bénis par la noirceur du ciel.V
Guide-moi à ton souffle à celui des étoiles
Je me veux sous ton cou à ta gorge d'argent
Sur les lacs de saphir dans les cieux de vermeil
Délicate invasion des rayons du soleil
Je te veux reposée sur mon cœur surpuissant
Délassée au lever de ce jour vert opaleJe sais qu'il est tard
Pour encor te voir
Donne-moi la richesse et la chance d'avoirL'ultime embrassade
Cet amour qui brade
Tout diamant tout métal au plaisir de l'aubadeVI
Des masques sombres veillent
Dans l'attente incertaine
D'un serpent mécanique et métropolitainBien cachée des soleils
Sa masse souveraine
Vient accoucher d'un râle éternel et succinctLes personae s'engouffrent
Dans le monstre immobile
En foules ordonnées par les cent orificesEt le ver souffle et souffre
Il ahane et s'exile
Systématiquement au prochain intersticeIl agonise encore
Et enfante à présent
L'amas parasitaire et grouillant de costumesMais reste dans son corps
Pour encor quelque temps
Un tas glauque et obscur de visages de brumeQue tente d'égayer
D'une musique fausse
Un semblable exhortant la pitié généreuseMélodie ponctuée
Des peines du colosse
Et des cris de folie dans la houle nombreuseLa mimique implorante
La moue du rejeton
La musique s'éloigne et la pitié avecLe ver encor serpente
Ahans et carillons
Les visages sont durs et les esprits sont secsEt dans tout ce tumulte
Ces fracas, ces insultes
Le silence se fait soudain autour de moi.VII
J'attends encore votre lettre, mon amour
En ce printemps au soleil sourd, coupant le ciel
Mon muguet noir, vivace, as-tu le regret court
De ne me voir, toi qui nous disais éternels ?VIII
Je possède les morts et les mots m'appartiennent
Et le temple enfumé de ma bouche les sert
Je recrache la cendre affolée, les persiennes
En dessinent la danse éperdue. Je préfèreGarder le mot aussi loin que l'âme le peut
Et le lâcher dans un hommage un peu tardif
Parler le mort, lui qui veille, autour de mes voeux
Et l'exhumer de ma mémoire. Il m'est nocifSi je ne le partage à mon humanité
Car un monde se fait à partir de ses restes
Un langage construit par les mots oubliés
La solitude pèse et la fumée empesteJ'écrase ma lumière au coeur du cendrier
Les mots y manquent d'air, l'air fait défaut aux morts
Le seul souffle possible à ces spectres liés
Se dessine en mon râle à travers un rai d'or.IX
Le vent insupportable exhale des injures
Il porte sur son front d'aigres relents acides
Et glisse dans les blés ses doigts chauds et humides
Et une odeur infecte dans la chevelureIl ne fait que souffler un esprit pathétique
Au costume élimé, écailles de dragon
Dont la jointure usée craque comme des gonds
Qui se met à bouger, pris d'un désir uniqueCelui de respirer l'air froid et impavide
D'en sentir l'âme par sa flûte et ses brûlures
De jouer à l'abri du vent et du sulfure
Et d'attendre la pluie que l'orage décide.X
Il régne dans la nuit
Un froid à mordre l'âme
Les brouillards éblouis
Se dessinent en flammesL'ombre des réverbères
Mathématiquement
Se lie à la lumière
A l'ombre du suivantAu loin fusent des cris
De joie Plus rien ne bouge
Et petit à petit
Un pas foule un sol rougeDes hommes se rassemblent
Parlent d'un air tremblant
Ces hommes se ressemblent
Jusqu'à leurs vêtementsIls soufflent, adoucis
Respiration sifflante
Le front plein de souci
Car la nuit fut violenteLa vapeur leur dessine
Un halo inquiétant
Plus loin. Une piscine
Un corps flotte : un enfant.XI
Bois pour distraire ton envie Ton coeur râleur
Bois pour l'enfant brisé en vol, laissé à terre
Bois pour tous ceux ici, pour ceux qu'ont leurs malheurs
Bois pour le vieux tout sec, isolé, grabataireBois pour un monde simple Un monde de désirs
Bois pour ne plus penser le temps d'une soirée
Bois pour remettre en cause et bois jusqu'à gésir
Bois pour tolérer même un sinistre enfoiréQue la raison ne soit qu'une simple fenêtre
Et que la création ne t'appartienne plus
Et que la boisson donne à une idée de naître
Et de te revenir pour autant qu'elle plûtEt quand l'esprit revient, qu'il réconforte l'âme
Bois pour te réveiller, béant face à ce monde.XII
Le petit orage
Qui gronde
Qui grondeLa petite rage
Qui germe
Qui germeL'infime pensée
Qui fronde
Qui frondeL'infirme pensée
Qui ferme
Qui ferme.XIII
Passons donc cette vie sous des pans de silence
Dans un confort stérile et loin les un des autres
Que rien ne soit ni tien ni mien encor moins nôtre
Passons-la donc loin de la moindre intelligenceSous un velours d'un noir profond aux reflets or
Pensant les hommes en pensant l'humanité
En admirant comme on admirerait des morts.XIV
Les badauds attroupés Le drapeau est en berne
Un drapeau noir et triste au mouvement flapi
Le deuil est entamé La révolte est finie
Et devient une idée que personne ne cerne
Lisse Pure et nacréeRien ne peut arrêter l'horlogerie funeste
Car la mort nous relègue au rang de l'absolu
Insipide parfait Mystère résolu
On peut tout en tirer comme d'un manifeste
Ou d'un livre sacréLes badauds ci et là questionnent le défunt
D'un ignare cerveau se compose un éloge
Réservant la critique aux plus intimes loges
Pauvres révoltes dont les idées sont la fin
La pensée massacrée.XV
Lorsque nos doigts s'effleurent
Au bruissement des feuilles
Dans l'aube pleine de noirceurDans l'ombre du tonnerre
Jouons le simple accueil
Palmes et pluies au fil de l'airAu gré du foudroyeur
A l'envi de mon oeil
La courbe douce à moi s'éclaireLa clameur de l'enfer
Chante un céleste orgueil
Réduisons l'univers à l'union de nos coeurs.XVI
Quel merveilleux hasard que ce délicieux cri
La palme frissonnant au rythme des saisons
Le nectar de lumière au creux du val tari
Quel délicieux hasard que cette douce unionInlassable poursuite entre feuilles et vent
Reprenons la chanson du coucher sur l'orage
Et guettons le tonnerre idyllique et puissant
L'existence n'est qu'un doux et grave naufrage.XVII
Sous la cime
J'étais nimbé du chant des oiseaux
Sifflotant comme un abîme
Bordé de lune et de roseauSur ton dos
J'admirais l'amour qui se dessine
Je sais que tout était faux
Ombre mordante et assassinePourquoi
Faut-il partir Amour
Pour faire un tour ?Je veux
Faire un petit détour
Près de ta courEt m'allonger au coin du feu
Laisse-moi vivre auprès de toiSur tes lèvres
J'ai appris à compter les étoiles
Mêlant patience et fièvre
Guettant le ciel que tu me voilesPourquoi
Faut-il mener Passions
Sans horizon ?Je veux
M'éloigner pour de bon
De ta maisonEt rêvasser Fragile et vieux
D'un souvenir qui était toi.XVIII
Sous une pluie d'acidité
Les nouveautés et les nouvelles
S'enchaînent à la ritournelle
Au quotidien, au routinierL'abstraction rejoint le charnier
Et la douleur l'universel
L'oubli devient notre seul sel
Et l'abandon notre bouéeLe monde manque de papier
Le monde n'est plus à l'échelle
Et même le superficiel
S'exaspère en complexitéIvresse ! A toi mon seul espoir
La peur du vide est ton calice
Pour embrasser cette malice
Eclaire donc la vue du soir !XIX
I
Je sens l'air filer sous mes doigts
Une pression de la phalange
Un basculement et je change
Brusquement de direction. VoisMes ailes magnifiques, blanches
A en aveugler le soleil
Au dessus des monts et merveilles
Je vole, me dresse, me penchePlus près des étoiles, le gel
Se fige sur mes bras glacés
Je sens mon regard s'effacer
Je ne peux plus bouger mes ailesDans le sillon de ma descente
J'entraîne de petits flocons
Ensemble nous virevoltons
Dans une spirale brillanteA terre je suis endormi
Dans le profond sommeil des limbes
La neige immaculée me nimbe
D'un blanc éclaté teint de gris.II
Au-dessus des eaux un ange est tombé
Et du sol et des airs une musique
Aux accents rêveurs et mélancoliques
A me faire pleurer, enfant bergerLa neige danse sur ce triste thrène
Elle crisse sous mes pas vers la mer
Les vagues gelées semblent être fer
Un ange est mort, la mer cache sa peineJe pose un pied sur la glace si frêle
Mais elle ne se brise pas. Je marche
Vers cet ange. Ses ailes font une arche
La musique retentit, éternelleL'ange est un homme. Un garçon grand et fort
Ses cheveux figés par le froid sont blonds
Je ne le connais pas, mais la chanson
Qui m'entoure me fait pleurer sa mort.III
Dors, mon amour, encore, sous la couverture
De mes plumes, Icare n'est pas mort, il vit
A jamais dans le cœur de son père endeuillé
Il s'est fait un grand lit des plumes effeuillées
sous la chaleur du soleil dont il n'a plus envie
Il dort, le petit ange, loin de toute aventureNon mon fils, jamais plus les cruels éléments
N'atteindront ta personne, sois sûr de cela
Que ton papa est là, et que tout va bien
Ne nous quittons plus, fils, ne brisons plus ce lien
Morts Roi Minos, Minotaure, voici le glas
Des monstres qui peuplent ce monde encor vivantTu es à l'abri, mon fils
Toi, mon unique
Mon magnifique
Toi, mon sacrifice
Icare n'est plus
Qu'un souvenir
Un simple rire
Ange déchuEt moi son père, je ne pus me résoudre à le perdre. Depuis ce jour je guette le moment, quand Icare frappera à ma porte, et nous nous prendrons dans les bras l'un de l'autre. Je ferai la plus belle des hécatombes pour en remercier les dieux. Chaque jour un peu plus de vent s'entasse dans mes yeux, et avec les étoiles je guette le bruissement d'ailes libérateur.
Reviens, Icare! Reviens, mon fils !XX
Ulcérations
Crise louant
Le court sain
Si un crotale
s'en croulaitCourtise l'an
Le craint sou
Soit lu rance
Crois-tu l'âne ?Court-il à Ens
Le courtisan ?
Le roi suçant
Ton Escurial ?XXI
Acte I
Un couloir chic, qui sera l'unique décor. Une double porte, qui donne sur la salle de conférence. Des gens passent le long de la scène, la plupart portent des vestes et des manteaux qu'ils portent au vestiaire côté jardin. Côté cour, le couloir mène à la salle de réception, où aura lieu le drink après la conférence.
Scène I
Entrent Morelon, Grec et Tovaritch.
MorelonTovaritch ! Viens par là ! Je dois te remercier
Me faire entrer là où je ne suis pas convié
Ton idée de faussaire était un coup de maître
Je suis Jean Tartempion, j'en possède la lettre !
(Il brandit un ticket et l'agite en l'air)Tovaritch
Morelon, attention, les vigiles surveillent
Tu n'es pas sur la liste, alors suis mon conseil ;
Si jamais tu bois trop, tous tu nous trahiras
Ce sera le début des ennuis pour nous trois !
Quant à toi, Grec, fais donc preuve de contenance
Je ne veux pas pâtir de tes extravagances !
C'est toujours le même air avec vous deux, poivrots
Vous buvez, vous buvez, jusqu'au verre de trop !Grec
Ce sont bien là les mots d'un fan de jus de fruits !
On subit des discours d'un impossible ennui
Si nous ne buvons pas, où est donc le profit ?
Déjà qu'être invité relève du défi
Sans compter Morelon qu'il fallait infiltrer
Je suis un grand radin, pique-assiette attitré
Souviens-t-en, Tovaritch, car cela vaut pour toi !Tovaritch
Mais quelle discrétion, le hurler sur les toits !
Crie de cette façon, nous serons débusqués
Et oui, je suis nerveux, car le conférencier
Se trouve par hasard être mon professeur.
Je ne permettrai pas la plus petite erreur.
Cela fait quelques mois que nous nous farcissons
Toutes les sauteries qui suivent l'oraison
De nos politiciens et de nos scientifiques
Tout ça pour des banquets, je l'admets, magnifiques
Ce soir, je vous en prie, un peu de retenue !Morelon
Le meeting de ce soir, pour quoi est-il tenu ?
Grec
Je pense qu'il s'agit d'une cérémonie
Conférence, discours et remise des prix
De l'Institut des Sciences et TechnologiesTovaritch
Pour vous autres en droit, c'est un peu du gâchis !
Nous avons devancé d'éminents ingénieurs !Morelon
C'est vrai, remercions-en le dieu des profiteurs !
Allez, entrons-y donc, nous boirons tout à l'heure !Grec
Tovaritch, attention, voilà ton professeur.
(Les trois se braquent, et Tovaritch se cache derrière les deux autres)
Tovaritch, Grec, Morelon, puis Tovaritch
Cachez-moi ! - Morelon ! - Sacrénom ! - Attention !
Scène II
Entre le Professeur. Il prend Tovaritch par l'épaule, d'un geste fort.
Le Professeur
Quelle bonne surprise ! Avoir un étudiant
A notre sauterie, brillant, brillant, vraiment !
Puisque vous êtes là, puis-je vous demander
Mon manteau gêne un peu, pouvez-vous le porter
Je n'aurai pas le temps de me rendre au vestiaire
Nous nous retrouverons après autour d'un verre !Tovaritch
Bien entendu, monsieur, donnez-moi votre veste
Allez vous préparer, je m'occupe du reste !Le Professeur, puis Morelon
Je vous en remercie. Peut-être vos amis
Désirent-ils entrer ? - Nous allons avec lui !Le Professeur
Fort bien, je vous retrouve après la conférence
Quel plaisir de voir tant d'intérêt pour la science !Grec (à Morelon)
Morelon, jette donc un rapide coup d'oeil
Il a dans le manteau laissé son portefeuille.Morelon
N'attirons pas d'ennuis à notre compagnon
Et c'est un professeur ; ça n'a pas de pognon.Le trio part côté jardin, le Professeur quant à lui emprunte la porte.
Acte II
Le même couloir. On entend des voix discutant activement dans la salle de réception. Tovaritch entre côté cour, affairé à chercher ses amis.
Scène I
Tovaritch
Morelon, viens ici ! Je suis dans le couloir !
Morelon entre.
Morelon
Tovaritch, mon ami ! Mange donc ! Allons boire !
Quelle idée tu as eue d'inviter Grec et moi
A ce colloque-là, sur je ne sais plus quoi
Vois donc ce petit pain ! Quelle odeur, quel bon goût
Goûte-moi ce vin blanc, sens-moi comme il est doux !
En vérité, ce soir, je dois mon teint rougi
(Il crie) A l'Institut des Sciences et Technologies !Tovaritch
Fort bien, fort bien, je goûte. As-tu vu notre Grec ?
Quand je l'ai aperçu, il se disait trop sec
J'ai peur qu'il soit parti rafraîchir son gosier
Il a pris tout les pains de ce panier d'osierMorelon
Il doit bien se porter, car je ne suis pas soûl
Il a bu moins que moi et je suis bien debout !
Ton trouble est justifié, cependant, je le pense
Sobre il peut encor tirer de notre absence
L'occasion d'un méfait ; je m'en vais le chercher !Il sort.
Scène II
Tovaritch
Quelle idée d'enquêter quand on est éméché !
On sent bien là qu'il est de son père le fils
(Au public) Oui, monsieur est enfant d'un agent de police.
Je l'entends pavoiser : "Pillons les conférences !
Nourrissons notre esprit, cultivons notre panse !"
Peut-être disait-il cela dans l'autre sens
Malgré tout, il est vrai : nous n'avons fait dépense
Pour notre stratagème que de frais de lessive
C'est pour nous que ces bons conférenciers écrivent !Scène III
Grec entre, furieux et soûl.
Grec
Ah, te voilà ! J'enrage ! As-tu vu Morelon ?
J'ai quelques mots à dire à ce traître félon !
Il n'était pas convié à cette réunion
Nous l'avons fait entrer sous couvert d'un faux nom
Et maintenant j'apprends qu'il a pris mon billet
D'accès à la partie VIP du banquet !
Quel comble que voilà, voler un pique-assiette
Ah ! Si je le revois, je lui casse la tête !Scène IV
Morelon entre en titubant.
Morelon (émêché)
Le grec est de retour ! Mon ami, ce buffet
Est un cadeau des dieux, j'en porte le fumet !
Reprends donc le ticket, je n'en ai plus besoin
Mais n'essaie pas d'entrer, tu n'iras pas très loin
Ne prends pas cet air-là, je me suis régalé !Grec
Morelon, viens manger les fruits de ma fureur !
Tovaritch
Le conférencier est un de mes professeurs !
Tenez-vous ! Tenez-vous ! Je vais être viré !Morelon
C'est bien trop d'émotions. Je crois bien que je vais...
(Il se précipite hors du couloir. Bruits de vomissements)
Grec
L'homme qui a tout pris, c'est le conférencier ?
Tovaritch, Grec, Tovaritch, puis Morelon
Mais quel con ! - Vil félon ! - Mais quel con ! - Sacrénom !
RIDEAU
XXII
Que sont ces compliments qui sifflent sur vos têtes ?
Pour qui l'éloge croît, pour qui la joie s'apprête ?
C'était sans renommée que je voulais écrire
Du moins pas au milieu des amis tout sourireLe rouge vient alors colorer mon visage
J'ai peur que l'on publie mes écrits les moins sages
Car ce qui plaît révèle au grand jour d'autres choses
L'écrit intime et l'écrit vain, l'écrit moroseJe crains fort de sombrer dans la répétition
Car plus que d'amuser, je crains la déception
De voir s'amenuiser les sourires d'amisNaître la lassitude autour de mes écrits
Je serai bien confus d'être tombé si bas
Et peut-être en cela, écrire est un combat.XXIII
Trajet : de La Croix de Berny à Gare du Nord.
Il pleut des cordes quand je me rends vers la ville
Bourg-la-Reine
Les stations continuent leur danse longiligne
Cité Universitaire
Et moi comme un idiot j'attends toujours un signe
Denfert-Rochereau
M'enjoignant à quitter ma routine tranquille
Port-Royal
Une hallucination, un accident de train
Luxembourg
Qui mettra sens dessus-dessous mon quotidien
Saint-Michel-Notre-Dame
Je sais que quelque part l'aventure m'appelle
Châtelet-Les-Halles
Je voudrais un château dont le toit fût le ciel.
Gare du NordXXIV
Un poète se rend au tombeau séculaire
Novembre se fait gris et humide et glacial
Un corbeau s'est dressé dessus un mémorial
Le poète se rend au tombeau de MolièreL'atmosphère est étrange et soudain fuse en l'air
Une plume de jais ou bien blanc virginal
D'un brun clair guilleret ou bien d'un bleu spectral
Et les oiseaux entre eux font un petit concertLe poète s'étonne à la vie incongrue
Et la gorge serrée il écoute les cimes
Les notes par milliers qui tombent, tombent druesRêve, poète, rêve à tous ces écrivains
Rêve donc d'une mort dans la gloire et l'estime
Rêve donc d'une noble et enviable fin.XXV
Je te rêve encore
Sur mon corps crevé
Et ton corps rêvé
Il me crève encoreJe te rêve encore
Et je t'aime un peu
Aimant comme on peut
Ceux restés au portXXVI
Vous qui prenez de vos parents depuis la tombe
Vous qui nous dévoilez vos belles vérités
Apocalyptisant : « Monde périclité ! »
Vous qui cachez vos peurs sous un air de colombeVous qui au moindre vent bringuebalez en trombes
Vos calicots, vos tracts pour la sécurité
Vos arguments profonds, vos intuitions butées
Et comme des pigeons votre torse se bombeLa bouche en cul de poule et le cœur en amande
Vous professez l'idée, cette impression meurtrière
Que les autres amours ne sont pas aussi grandesVous prenez les enfants, otages de vos dires
Pour l'adulte empêcher. Gardez donc vos prières
Pour les dames choquées et pour les tristes sires.XXVII
Scène I
Un vieil homme, très vieux, sur un banc, attendant le bus. Il tient un grand bouquet de fleurs. L'homme qui ne parle pas entre, côté cour. Il s'assied à côté du vieil homme, et s'occupe avec un livre.
LE VIEIL HOMME
Ah, bonjour, jeune homme. On va aux cours ? (l'homme opine) Ah, c'est bien, il faut profiter des études, c'est une chance d'en avoir. Vous avez fait du latin ? (l'homme acquiesce) Du grec ? (idem) C'est beau la jeunesse... Plein de choses en tête, cela fourmille. Que lisez-vous ? (l'homme lui montre son livre) C'est un philosophe, non ? (L'homme opine encore) Aaaah, c'est bien. (le vieil homme regarde vers le ciel, heureux) C'est bien.
Entre une dame, côté cour.
LA DAME, condescendante.Eh ben ? Vous attendez le bus monsieur ? Mais ça sert à rien aujourd'hui, ils sont tous en grève ! Encore une agression, tout le monde est dans la rue, ils ont bloqué les avenues, ils manifestent même au centre ! C'est la folie !
LE VIEIL HOMME
La grève !
LA DAME
Ah bah oui, faut pas rester là, vous aller attraper la mo... la crè... vous allez attraper froid.
La dame sort, côté jardin.
LE VIEIL HOMME
Ah, ces grévistes ! On ne peut rien contre, monsieur, remarquez. Vous alliez en cours ? (l'homme opine) Allez, avec vos internets, vous allez bien trouver un camarade qui vous enverra ses notes ! Moi, j'allais au cimetière. Voir la femme de ma vie. Je n'ai jamais pu la marier, mais qu'est-ce que j'étais amoureux d'elle... J'en entends beaucoup à la radio, et dans les romans, qui disent que le grand amour ce n'est pas quelque chose qui existe, mais une... (il cherche le mot) une illusion. Eh bien non, moi je l'ai connu. Isabelle, c'était son nom, et je l'ai rencontrée, oh, quand j'étais plus jeune que vous. J'avais seize ans à l'époque, et j'étais un solide gaillard. Oh, rien à voir avec ce que je suis maintenant, hein ! Elle quittait l'école de jeunes filles, on n'avait pas encore les écoles mixtes à l'époque, mais bon, je ne pense pas que ça aurait changé grand chose. Donc, elle quittait l'école, j'en étais là ? Et alors la lanière de sa serviette a craqué, et toutes ses affaires ont volé sur le trottoir ! Elle était à deux doigts de pleurer, avec sa lèvre qui tremblait... Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai couru à travers la rue, c'était la rue Belliard, vous savez, la grande rue parallèle à la rue de la Loi ? Et j'ai ramassé ses affaires. Là, nos yeux se sont croisés, et je n'oublierai jamais ce moment... (il s'arrête.) Enfin... Je ne vous dérange pas avec tout cela ? (l'homme nie.) Mais je ne me suis pas marié. On s'est fréquenté pendant trois ans, trois années pendant lesquelles j'étais fasciné par tout ce qu'elle me racontait, de sa vie, de ses cours...
Et la guerre a éclaté. Elle est partie en exil en Amérique, et la dernière fois que je l'ai vue, je l'ai encouragée à partir, la vie deviendrait beaucoup trop dure pour elle. Nous nous sommes dit au revoir comme dans tous ces films, moi en uniforme, tout juste mobilisé, elle avec son petit costume de voyage... Mais quand ses parents l'ont vue prendre mes mains, ils sont venus la récupérer tout de suite. Elle a continué ses études à New York, et m'a envoyé quelques lettres, mais je ne l'ai plus revue depuis. Oh à la fin de la guerre, elle est rentrée, bien sûr, mais elle avait rencontré un homme très savant, et elle l'avait épousé. Je me souviens de sa dernière lettre... "Jean", disait-elle, "Jean, tu dois me comprendre. Mes parents ne me laisseront pas épouser un homme qui n'a pas fait d'études. Je veux que tu saches que j'ai été très heureuse avec toi, mais je vais me marier. Je ne sais pas si on devrait se revoir... Je voudrais que l'on s'aime dans une autre vie."
Mais vous voyez, jeune homme, il faut faire des études, faire son chemin dans la société. Si j'y avais pensé, (il pleure doucement) j'aurais appris le latin et le grec, et les mathématiques ! Isabelle est devenue professeur de latin, et elle me parlait tout le temps d'auteurs que je ne connaissais pas, et j'étais pendu à ses lèvres... (il se reprend) Quand elle est rentrée en Belgique, je n'ai pas tenté de la revoir, mais nous avions un ami commun qui me donnait de ses nouvelles ; elle a eu des enfants, elle a été très heureuse, et je suis content qu'elle ait eu la belle vie que je n'aurais pas su lui offrir ! Mais vous voyez monsieur, depuis le jour où j'ai su que je ne la marierai pas, je collectionne les pièces de monnaie où il est écrit du latin dessus, et j'achète des livres de latin, même si je n'y comprends rien... Il faut faire des études, monsieur, vous ne savez pas la chance que c'est. Enfin, maintenant il n'y a plus vraiment de règles pour se marier. On n'était peut-être pas nés à la bonne époque. Isabelle est morte en 1999, en décembre. Moi, je suis passé à l'an 2000, et même 2010, alors que je n'ai rien fait de bien grand, je suis resté ouvrier, je n'ai pas eu d'enfants, et je n'ai jamais cherché à me marier par la suite... Et en semaine, je vais au cimetière pour la voir... Quand je croise ses enfants et ses petits-enfants, je fais semblant de m'être trompé de tombe. Au moins ils ne font pas attention aux fleurs, je peux les laisser là sans problèmes. Allez, je crois que je vais rentrer. J'irai demain.
Le vieil homme se lève, et commence à marcher péniblement. L'homme le regarde, et soudain se lève à son tour, et prend le bouquet des mains du vieillard, et marche au rythme de ce dernier. Noir.
Scène II
Un arrêt de bus. On entend le bus qui s'éloigne. L'homme qui ne parle pas entre côté cour. Il peste gestuellement. Une vieille dame arrive côté jardin, très lentement. Elle vérifie si le jeune homme est le seul à attendre le bus, toujours très lentement. Elle a peu de cheveux, tient une canne et un chapeau de la main droite.
LA VIEILLE DAME
Bonjour monsieur... Vous savez si le bus est déjà passé ? Je ne vois personne d'autre à l'arrêt de bus... Oui ? Oh. Voyez-vous, je me suis dépêchée, et j'ai du mal à mettre mon manteau assez vite. J'habite au coin de la rue, mais ce n'est pas facile de me lever à l'heure. Oh, je suis réveillée, mais c'est se lever. On n'a plus les os solides, et le corps ne répond plus aussi bien... Oh, mon chapeau est tombé.
L'homme lève la main pour faire signe à la dame de ne pas se baisser, et ramasse le chapeau.
Merci, monsieur, vous êtes bien aimable. J'ai bien du mal. Je ne devrais pas porter de chapeaux, mon coiffeur me l'a interdit parce que ça empêche les cheveux de pousser, mais j'ai grandi au Brésil, je ne faisais que porter des chapeaux là-bas. Vous connaissez Maurice Béjart ? Je l'ai rencontré alors que je prenais des cours de danse, et il était de passage à Rio. Nous faisions la leçon, et il nous regardait... La leçon se terminait toujours par des improvisations, et quand j'ai eu terminé la mienne, Maurice Béjart est venu vers moi. Il m'a dit alors qu'il était impressionné par ma performance, et qu'il voulait m'avoir dans son ballet en Belgique. Pour moi qui venais de Belgique, c'était incroyable d'être repérée par un maître du ballet belge en suivant des études au Brésil... J'avais 14 ans à l'époque. Je lui ai alors proposé d'attendre le chauffeur de mon père (mon père avait un chauffeur, et cela donnait un grand standing au Brésil). Oh, quel plaisir j'ai eu quand mes parents ont parlé à Maurice Béjart ! Ah, notre bus arrive, enfin...
On entend le bus arriver, représenté par une foule de gens qui marchent tout serrés. Les deux s'insèrent dans la foule.
Donc, où en étais-je ? Oui, Maurice Béjart était alors venu avec moi chez mes parents. Mon père lui disait qu'il savait que j'avais le talent pour jouer avec les professionnels... Je me souviens de chaque mot de cette conversation, même si cela fait soixante ans qu'elle a eu lieu... Que j'étais heureuse ! Un an plus tard, je suis rentrée en Belgique, et j'ai rejoint le ballet de Maurice Béjart. Cela a été la plus belle période de ma vie. Je vous bassine avec tout ça, non ? (signe de dénégation) Non ? Vous êtes adorable. J'ai dansé, dansé, j'ai appris le chant aussi, j'étais la femme la plus heureuse du monde, et même quand il a été temps de quitter le ballet, je continuais à danser et à chanter. Je m'étais mariée, et j'apprenais à mes enfants à danser.
Et puis un jour, j'ai eu une rupture d'anévrisme.
Quand je suis sortie de l'hôpital, j'ai appris que je ne pourrais plus jamais danser. Je pouvais à peine bouger, mais j'étais tellement en colère que j'ai tout jeté à la poubelle, mes partitions, les affiches des spectacles que j'avais donné, toute ma correspondance reliée à la danse, même les lettres de Maurice Béjart... Ce n'est que quand j'ai voulu lancer mes chaussures de danse que ma fille s'est interposée et m'a dit non, maman, tu peux tout balancer si tu veux, mais garde ce souvenir. Vous descendez ici, monsieur ? Je descends ici aussi. Je me souviens de tout ce que j'ai jeté, monsieur, je ne retiens plus beaucoup parce que je suis vieille, mais je me souviens des affiches, des partitions, du contenu des lettres de Maurice Béjart que je connaissais par coeur. Je me souviens de la douleur le lendemain, quand j'ai vu que j'avais détruit tout ce que la maladie avait épargné. Je vois plein de gens parler de la fin du monde, monsieur, mais j'ai vécu la fin de ma vie, et j'aurais préféré la fin du monde.
Ils quittent le bus qui repart en coulisses. On installe un banc discrètement.
J'espère que je ne vous ai pas trop embêté avec mon histoire... Bonne journée, monsieur, moi, je vais au tram, vous prenez le métro sans doute ? (l'homme opine) Oui ? Nous nous recroiserons sans doute... Merci, cela m'a fait plaisir de parler avec vous aussi. Au revoir.
La femme quitte la scène côté cour, toujours lentement. L'homme reste un instant, s'asseoit, et met son visage dans ses mains. Noir.
Scène III
L'intérieur d'un bus. L'homme qui ne parle pas est assis. Arrive une jeune femme, en tenue de jardinage, qui s'assied sur un siège en vis-à-vis du jeune homme.
LA JEUNE FEMME, l'air fatigué mais enjoué.
Bonjour m'sieur ! (l'homme lui sourit) Il fait froid aujourd'hui, hein ? Moi je travaille en extérieur, et le matin c'est dur de travailler dehors ! Mais y a pas beaucoup de gens dans le bus, c'est chouette pour parler. Je travaille dans les jardins, c'est pour ça que je suis habillée comme ça. Vous connaissez la Serre Magique ? Eh bien je vais prendre les instructions au bureau de la commune, puis je rejoins Michel, Michel c'est un autre jardinier, il a une voiture alors il me dépose là où je dois travailler.Un temps.
Vous êtes pas un bavard, vous, hein ? (l'homme lui sourit et hausse les épaules) Je vous embête pas, au moins ? (l'homme hoche la tête en signe de dénégation). Vous êtes gentil. Y a pas beaucoup de gens avec qui on peut parler comme ça, souvent les gens me tournent le dos. A part avec Michel, je parle pas vraiment avec les autres au boulot, et pour mon patron, un jour je suis arrivée avec un quart d'heure de retard à cause des travaux sur l'avenue Orban, et il m'a renvoyée chez moi et je n'ai pas été payée ce jour-là. Depuis, je prends le bus une heure plus tôt au cas où. C'est pas correct, non, de renvoyer quelqu'un parce qu'il est en retard, non ? (l'homme approuve) Enfin bon, c'est pas comme si j'avais quelqu'un, je m'occupe de ma maman en rentrant, et j'ai pas trop le temps pour faire autre chose... Je pense que c'est votre arrêt, là, non ?
L'homme acquiesce, se lève, la salue de la tête et commence à sortir du bus.
Attendez ! Vous ne voulez pas m'accompagner jusqu'à mon arrêt ? Il y a un autre bus qui vous amène plus loin sur la ligne de métro là-bas... J'aimerais juste un peu parler, si ça ne vous dérange pas ?
L'homme hésite, pendant que le chauffeur et les navetteurs commencent à protester. Il tourne les talons et regagne sa place.
Merci. Je peux vous tutoyer ? T'es gentil, toi. Je te vois pas souvent à cette heure-ci, tu es parti en avance ? (l'homme opine) Ah, c'est vraiment sympathique de ta part de rester avec moi, ne t'en fais pas, il n'y a que quatre arrêts jusque mon travail, et puis comme ça je te présente Michel s'il est en avance aussi, et puis si tu as le temps un de ces jours, on peut prendre un café aux galeries du métro...
Noir.
Scène IV
Le vieil homme, la vieille femme, et la jeune femme des scènes précédentes attendent le bus. Ils se regardent l'un l'autre, mais jamais réciproquement. Noir.
Scène V
L'homme qui ne parle pas entre côté cour. On devine au décor que les trois autres se trouvent plus loin, côté jardin. Il les remarque, et hésite à les rejoindre.
L'HOMME, en soufflant.Oh et puis merde. J'y vais à pied.
RIDEAU