• Le Mot et le Mort

    I

    Sur le cadavre de la ville
    Le monstre paît paisiblement
    Il se sustente sans souci
    On n'entend presque pas un bruit
    Seul celui du monstre mâchant
    Dans une ambiance trop tranquille

    Les champs sont vides les prairies
    Le souffle du vent se fait rare
    Les chevaux ont tous disparu
    Seuls, les amas de viande crue
    Écœureraient les charognards
    S'il en restait quelques scories

    Plus rien ne bouge à part le monstre
    Et achevant de se nourrir
    Il se relève et soudain feule
    Son cri résonne d'abord seul
    Puis on entend des pas courir
    Géants arrivent d'autres monstres.

     

    II

     

    Le ciel a repris son voile azur
    Le plus léger le plus enivrant
    La pluie ne succède plus au vent
    Reste une senteur de pourriture

    Il n'y a plus rien sur le béton
    Sur les kilomètres d'autoroutes
    La terre est morte sans aucun doute
    Le vent seul chantonne à l'horizon

    Les arbres sont de grandes dépouilles
    Quand ils ont échappé aux brasiers
    Sinistres cimetières d'osier
    Dans l'éternel automne de rouille

    Stèles communes à tous les hommes
    Les villes fanées jonchent le monde
    Ni voitures ni rages ne grondent
    Le vent seul chantonne un Te Deum

    Les gratte-ciel irritent le sol
    Effondrés qu'ils sont de solitude
    La vie n'a été qu'un interlude
    Un entracte ironique, assez drôle

    Durant lequel les humanités
    Les plus hautes valeurs du vivant
    Survivaient en s'entredéchirant
    Le vent seul chantonne un air léger

    S'il en restait à vivre en ce lieu
    Il manquerait plus que tout le reste
    De quoi combler ce silence leste
    Le chant des oiseaux plainte des dieux

    Les monstres mêmes sont morts de faim
    Plus de charognes à dévorer
    Ils dorment, cadavres essorés
    Le vent seul chantonne son refrain

    Les anges fatigués et lassés
    Sont remontés dans les cieux déserts
    Sont retournés à l'état d'éther
    Ne reste qu'une Terre cassée

    Entre deux bois que le temps ébarbe
    Une graine encor gorgée de vie
    Vole de la terre au fer terni
    Le vent seul ricane dans sa barbe.

     

    III

     

    Le souffle glisse entre les arbres
    Et sur ma peau, les rues sont vides
    On n'entend rien d'autre qu'un vent
    Qui va sifflant et angoissant
    Il fait sur l'eau d'étranges rides
    Sur mes yeux un dessin macabre

    Même en visant vers tous les cieux
    Un frisson court le long des villes
    Il n'est plus rien qui ne m'effraie
    Dans cette épave abandonnée
    Ce macchabée aux rues tranquilles
    Ne portant que moi en son creux

    Je ne suis plus homme à présent
    Assez ; je chante avec le vent.

     

    IV

     

    Redouter le dormeur qui hante les nuages
    Dans sa fin de torpeur en naufrage

    Se bâtir un abri de larmes et de pluie
    Quand l'orage menace d'un cri

    Et encore avoir peur des monstres et du noir
    Quand il donne des coups de battoir

    T'écouter te blottir dans mes bras grands ouverts
    Et te sentir trembler au tonnerre

    Te guider peu à peu de la lumière au son
    Apprivoiser les coups de canon

    Te donner à l'odeur de l'herbe à l'éclaircie
    Une fois le dormeur assoupi

    Et désirer à deux un orage éternel
    Bénis par la noirceur du ciel.

     

    V

     

    Guide-moi à ton souffle à celui des étoiles
    Je me veux sous ton cou à ta gorge d'argent
    Sur les lacs de saphir dans les cieux de vermeil
    Délicate invasion des rayons du soleil
    Je te veux reposée sur mon cœur surpuissant
    Délassée au lever de ce jour vert opale

    Je sais qu'il est tard
    Pour encor te voir
    Donne-moi la richesse et la chance d'avoir

    L'ultime embrassade
    Cet amour qui brade
    Tout diamant tout métal au plaisir de l'aubade

     

    VI

     

    Des masques sombres veillent
    Dans l'attente incertaine
    D'un serpent mécanique et métropolitain

    Bien cachée des soleils
    Sa masse souveraine
    Vient accoucher d'un râle éternel et succinct

    Les personae s'engouffrent
    Dans le monstre immobile
    En foules ordonnées par les cent orifices

    Et le ver souffle et souffre
    Il ahane et s'exile
    Systématiquement au prochain interstice

    Il agonise encore
    Et enfante à présent
    L'amas parasitaire et grouillant de costumes

    Mais reste dans son corps
    Pour encor quelque temps
    Un tas glauque et obscur de visages de brume

    Que tente d'égayer
    D'une musique fausse
    Un semblable exhortant la pitié généreuse

    Mélodie ponctuée
    Des peines du colosse
    Et des cris de folie dans la houle nombreuse

    La mimique implorante
    La moue du rejeton
    La musique s'éloigne et la pitié avec

    Le ver encor serpente
    Ahans et carillons
    Les visages sont durs et les esprits sont secs

    Et dans tout ce tumulte
    Ces fracas, ces insultes
    Le silence se fait soudain autour de moi.

     

    VII

     

    J'attends encore votre lettre, mon amour
    En ce printemps au soleil sourd, coupant le ciel
    Mon muguet noir, vivace, as-tu le regret court
    De ne me voir, toi qui nous disais éternels ? 

     

    VIII

     

    Je possède les morts et les mots m'appartiennent
    Et le temple enfumé de ma bouche les sert
    Je recrache la cendre affolée, les persiennes
    En dessinent la danse éperdue. Je préfère

    Garder le mot aussi loin que l'âme le peut
    Et le lâcher dans un hommage un peu tardif
    Parler le mort, lui qui veille, autour de mes voeux
    Et l'exhumer de ma mémoire. Il m'est nocif

    Si je ne le partage à mon humanité
    Car un monde se fait à partir de ses restes
    Un langage construit par les mots oubliés
    La solitude pèse et la fumée empeste

    J'écrase ma lumière au coeur du cendrier
    Les mots y manquent d'air, l'air fait défaut aux morts
    Le seul souffle possible à ces spectres liés
    Se dessine en mon râle à travers un rai d'or. 

     

    IX

     

    Le vent insupportable exhale des injures
    Il porte sur son front d'aigres relents acides
    Et glisse dans les blés ses doigts chauds et humides
    Et une odeur infecte dans la chevelure

    Il ne fait que souffler un esprit pathétique
    Au costume élimé, écailles de dragon
    Dont la jointure usée craque comme des gonds
    Qui se met à bouger, pris d'un désir unique

    Celui de respirer l'air froid et impavide
    D'en sentir l'âme par sa flûte et ses brûlures
    De jouer à l'abri du vent et du sulfure
    Et d'attendre la pluie que l'orage décide.

     

    X

     

    Il régne dans la nuit
    Un froid à mordre l'âme
    Les brouillards éblouis
    Se dessinent en flammes

    L'ombre des réverbères
    Mathématiquement
    Se lie à la lumière
    A l'ombre du suivant

    Au loin fusent des cris
    De joie Plus rien ne bouge
    Et petit à petit
    Un pas foule un sol rouge

    Des hommes se rassemblent
    Parlent d'un air tremblant
    Ces hommes se ressemblent
    Jusqu'à leurs vêtements

    Ils soufflent, adoucis
    Respiration sifflante
    Le front plein de souci
    Car la nuit fut violente

    La vapeur leur dessine
    Un halo inquiétant
    Plus loin. Une piscine
    Un corps flotte : un enfant. 

     

    XI

     

    Bois pour distraire ton envie Ton coeur râleur
    Bois pour l'enfant brisé en vol, laissé à terre
    Bois pour tous ceux ici, pour ceux qu'ont leurs malheurs
    Bois pour le vieux tout sec, isolé, grabataire

    Bois pour un monde simple Un monde de désirs
    Bois pour ne plus penser le temps d'une soirée
    Bois pour remettre en cause et bois jusqu'à gésir
    Bois pour tolérer même un sinistre enfoiré

    Que la raison ne soit qu'une simple fenêtre
    Et que la création ne t'appartienne plus
    Et que la boisson donne à une idée de naître
    Et de te revenir pour autant qu'elle plût

    Et quand l'esprit revient, qu'il réconforte l'âme
    Bois pour te réveiller, béant face à ce monde. 

     

    XII

     

    Le petit orage
    Qui gronde
    Qui gronde

    La petite rage
    Qui germe
    Qui germe

    L'infime pensée
    Qui fronde
    Qui fronde

    L'infirme pensée
    Qui ferme
    Qui ferme. 

     

    XIII

     

    Passons donc cette vie sous des pans de silence
    Dans un confort stérile et loin les un des autres
    Que rien ne soit ni tien ni mien encor moins nôtre
    Passons-la donc loin de la moindre intelligence

    Sous un velours d'un noir profond aux reflets or 
    Pensant les hommes en pensant l'humanité
    En admirant comme on admirerait des morts. 

     

    XIV

     

    Les badauds attroupés Le drapeau est en berne
    Un drapeau noir et triste au mouvement flapi
    Le deuil est entamé La révolte est finie
    Et devient une idée que personne ne cerne
    Lisse Pure et nacrée

    Rien ne peut arrêter l'horlogerie funeste
    Car la mort nous relègue au rang de l'absolu
    Insipide parfait Mystère résolu
    On peut tout en tirer comme d'un manifeste
    Ou d'un livre sacré

    Les badauds ci et là questionnent le défunt
    D'un ignare cerveau se compose un éloge
    Réservant la critique aux plus intimes loges
    Pauvres révoltes dont les idées sont la fin
    La pensée massacrée.

     

    XV

     

    Lorsque nos doigts s'effleurent
    Au bruissement des feuilles
    Dans l'aube pleine de noirceur

    Dans l'ombre du tonnerre
    Jouons le simple accueil
    Palmes et pluies au fil de l'air

    Au gré du foudroyeur
    A l'envi de mon oeil
    La courbe douce à moi s'éclaire

    La clameur de l'enfer
    Chante un céleste orgueil
    Réduisons l'univers à l'union de nos coeurs. 

     

    XVI

     

    Quel merveilleux hasard que ce délicieux cri
    La palme frissonnant au rythme des saisons
    Le nectar de lumière au creux du val tari
    Quel délicieux hasard que cette douce union

    Inlassable poursuite entre feuilles et vent
    Reprenons la chanson du coucher sur l'orage
    Et guettons le tonnerre idyllique et puissant
    L'existence n'est qu'un doux et grave naufrage.

     

    XVII

     

    Sous la cime
    J'étais nimbé du chant des oiseaux
    Sifflotant comme un abîme
    Bordé de lune et de roseau

    Sur ton dos
    J'admirais l'amour qui se dessine
    Je sais que tout était faux
    Ombre mordante et assassine

    Pourquoi 
    Faut-il partir Amour
    Pour faire un tour ?

    Je veux
    Faire un petit détour
    Près de ta cour

    Et m'allonger au coin du feu
    Laisse-moi vivre auprès de toi 

    Sur tes lèvres
    J'ai appris à compter les étoiles
    Mêlant patience et fièvre
    Guettant le ciel que tu me voiles

    Pourquoi
    Faut-il mener Passions
    Sans horizon ?

    Je veux
    M'éloigner pour de bon
    De ta maison 

    Et rêvasser Fragile et vieux
    D'un souvenir qui était toi.

     

    XVIII

     

    Sous une pluie d'acidité
    Les nouveautés et les nouvelles
    S'enchaînent à la ritournelle
    Au quotidien, au routinier

    L'abstraction rejoint le charnier
    Et la douleur l'universel
    L'oubli devient notre seul sel
    Et l'abandon notre bouée

    Le monde manque de papier
    Le monde n'est plus à l'échelle
    Et même le superficiel 
    S'exaspère en complexité

    Ivresse ! A toi mon seul espoir
    La peur du vide est ton calice
    Pour embrasser cette malice
    Eclaire donc la vue du soir ! 

     

    XIX

     

    I

    Je sens l'air filer sous mes doigts
    Une pression de la phalange
    Un basculement et je change
    Brusquement de direction. Vois

    Mes ailes magnifiques, blanches
    A en aveugler le soleil
    Au dessus des monts et merveilles
    Je vole, me dresse, me penche

    Plus près des étoiles, le gel
    Se fige sur mes bras glacés
    Je sens mon regard s'effacer
    Je ne peux plus bouger mes ailes

    Dans le sillon de ma descente
    J'entraîne de petits flocons
    Ensemble nous virevoltons
    Dans une spirale brillante

    A terre je suis endormi
    Dans le profond sommeil des limbes
    La neige immaculée me nimbe
    D'un blanc éclaté teint de gris.

    II

    Au-dessus des eaux un ange est tombé
    Et du sol et des airs une musique
    Aux accents rêveurs et mélancoliques
    A me faire pleurer, enfant berger

    La neige danse sur ce triste thrène
    Elle crisse sous mes pas vers la mer
    Les vagues gelées semblent être fer
    Un ange est mort, la mer cache sa peine

    Je pose un pied sur la glace si frêle
    Mais elle ne se brise pas. Je marche
    Vers cet ange. Ses ailes font une arche
    La musique retentit, éternelle

    L'ange est un homme. Un garçon grand et fort
    Ses cheveux figés par le froid sont blonds
    Je ne le connais pas, mais la chanson
    Qui m'entoure me fait pleurer sa mort.

    III

    Dors, mon amour, encore, sous la couverture
    De mes plumes, Icare n'est pas mort, il vit
    A jamais dans le cœur de son père endeuillé
    Il s'est fait un grand lit des plumes effeuillées
    sous la chaleur du soleil dont il n'a plus envie
    Il dort, le petit ange, loin de toute aventure

    Non mon fils, jamais plus les cruels éléments
    N'atteindront ta personne, sois sûr de cela
    Que ton papa est là, et que tout va bien
    Ne nous quittons plus, fils, ne brisons plus ce lien
    Morts Roi Minos, Minotaure, voici le glas
    Des monstres qui peuplent ce monde encor vivant

    Tu es à l'abri, mon fils
    Toi, mon unique
    Mon magnifique
    Toi, mon sacrifice
    Icare n'est plus
    Qu'un souvenir
    Un simple rire
    Ange déchu

    Et moi son père, je ne pus me résoudre à le perdre. Depuis ce jour je guette le moment, quand Icare frappera à ma porte, et nous nous prendrons dans les bras l'un de l'autre. Je ferai la plus belle des hécatombes pour en remercier les dieux. Chaque jour un peu plus de vent s'entasse dans mes yeux, et avec les étoiles je guette le bruissement d'ailes libérateur.
    Reviens, Icare! Reviens, mon fils !

     

    XX

     

    Ulcérations

    Crise louant
    Le court sain
    Si un crotale
    s'en croulait

    Courtise l'an
    Le craint sou
    Soit lu rance 
    Crois-tu l'âne ?

    Court-il à Ens
    Le courtisan ?
    Le roi suçant
    Ton Escurial ?

     

    XXI

     

    Acte I

    Un couloir chic, qui sera l'unique décor. Une double porte, qui donne sur la salle de conférence. Des gens passent le long de la scène, la plupart portent des vestes et des manteaux qu'ils portent au vestiaire côté jardin. Côté cour, le couloir mène à la salle de réception, où aura lieu le drink après la conférence. 

    Scène I

    Entrent Morelon, Grec et Tovaritch.


    Morelon

    Tovaritch ! Viens par là ! Je dois te remercier
    Me faire entrer là où je ne suis pas convié
    Ton idée de faussaire était un coup de maître
    Je suis Jean Tartempion, j'en possède la lettre !
    (Il brandit un ticket et l'agite en l'air)

    Tovaritch

    Morelon, attention, les vigiles surveillent 
    Tu n'es pas sur la liste, alors suis mon conseil ;
    Si jamais tu bois trop, tous tu nous trahiras
     Ce sera le début des ennuis pour nous trois !
    Quant à toi, Grec, fais donc preuve de contenance
    Je ne veux pas pâtir de tes extravagances !
    C'est toujours le même air avec vous deux, poivrots
    Vous buvez, vous buvez, jusqu'au verre de trop !

    Grec

    Ce sont bien là les mots d'un fan de jus de fruits !
    On subit des discours d'un impossible ennui
    Si nous ne buvons pas, où est donc le profit ?
    Déjà qu'être invité relève du défi
    Sans compter Morelon qu'il fallait infiltrer
    Je suis un grand radin, pique-assiette attitré
    Souviens-t-en, Tovaritch, car cela vaut pour toi !

    Tovaritch

    Mais quelle discrétion, le hurler sur les toits !
    Crie de cette façon, nous serons débusqués
    Et oui, je suis nerveux, car le conférencier
    Se trouve par hasard être mon professeur.
    Je ne permettrai pas la plus petite erreur.
    Cela fait quelques mois que nous nous farcissons
    Toutes les sauteries qui suivent l'oraison
    De nos politiciens et de nos scientifiques
    Tout ça pour des banquets, je l'admets, magnifiques
    Ce soir, je vous en prie, un peu de retenue !

    Morelon

    Le meeting de ce soir, pour quoi est-il tenu ?

    Grec

    Je pense qu'il s'agit d'une cérémonie
    Conférence, discours et remise des prix
    De l'Institut des Sciences et Technologies

    Tovaritch

    Pour vous autres en droit, c'est un peu du gâchis !
    Nous avons devancé d'éminents ingénieurs !

    Morelon

    C'est vrai, remercions-en le dieu des profiteurs !
    Allez, entrons-y donc, nous boirons tout à l'heure !

    Grec

    Tovaritch, attention, voilà ton professeur.

    (Les trois se braquent, et Tovaritch se cache derrière les deux autres)

    Tovaritch, Grec, Morelon, puis Tovaritch

    Cachez-moi ! - Morelon ! - Sacrénom ! - Attention !

    Scène II

    Entre le Professeur. Il prend Tovaritch par l'épaule, d'un geste fort.

    Le Professeur

    Quelle bonne surprise ! Avoir un étudiant
    A notre sauterie, brillant, brillant, vraiment !
    Puisque vous êtes là, puis-je vous demander
    Mon manteau gêne un peu, pouvez-vous le porter
    Je n'aurai pas le temps de me rendre au vestiaire
    Nous nous retrouverons après autour d'un verre !

    Tovaritch

    Bien entendu, monsieur, donnez-moi votre veste
    Allez vous préparer, je m'occupe du reste !

    Le Professeur, puis Morelon

    Je vous en remercie. Peut-être vos amis
    Désirent-ils entrer ? - Nous allons avec lui !

    Le Professeur

    Fort bien, je vous retrouve après la conférence
    Quel plaisir de voir tant d'intérêt pour la science !

    Grec (à Morelon)

    Morelon, jette donc un rapide coup d'oeil
    Il a dans le manteau laissé son portefeuille.

    Morelon

    N'attirons pas d'ennuis à notre compagnon
    Et c'est un professeur ; ça n'a pas de pognon.

    Le trio part côté jardin, le Professeur quant à lui emprunte la porte.

    Acte II

    Le même couloir. On entend des voix discutant activement dans la salle de réception. Tovaritch entre côté cour, affairé à chercher ses amis.

    Scène I

    Tovaritch

    Morelon, viens ici ! Je suis dans le couloir !

    Morelon entre.

    Morelon

    Tovaritch, mon ami ! Mange donc ! Allons boire !
    Quelle idée tu as eue d'inviter Grec et moi
    A ce colloque-là, sur je ne sais plus quoi
    Vois donc ce petit pain ! Quelle odeur, quel bon goût
    Goûte-moi ce vin blanc, sens-moi comme il est doux !
    En vérité, ce soir, je dois mon teint rougi
    (Il crie) A l'Institut des Sciences et Technologies !

    Tovaritch

    Fort bien, fort bien, je goûte. As-tu vu notre Grec ?
    Quand je l'ai aperçu, il se disait trop sec
    J'ai peur qu'il soit parti rafraîchir son gosier
    Il a pris tout les pains de ce panier d'osier

    Morelon

    Il doit bien se porter, car je ne suis pas soûl
    Il a bu moins que moi et je suis bien debout !
    Ton trouble est justifié, cependant, je le pense
    Sobre il peut encor tirer de notre absence
    L'occasion d'un méfait ; je m'en vais le chercher !

    Il sort.

    Scène II

    Tovaritch

    Quelle idée d'enquêter quand on est éméché !
    On sent bien là qu'il est de son père le fils
    (Au public) Oui, monsieur est enfant d'un agent de police. 
    Je l'entends pavoiser : "Pillons les conférences !
    Nourrissons notre esprit, cultivons notre panse !"
    Peut-être disait-il cela dans l'autre sens
    Malgré tout, il est vrai : nous n'avons fait dépense
    Pour notre stratagème que de frais de lessive
    C'est pour nous que ces bons conférenciers écrivent !

    Scène III

    Grec entre, furieux et soûl.

    Grec

    Ah, te voilà ! J'enrage ! As-tu vu Morelon ?
    J'ai quelques mots à dire à ce traître félon !
    Il n'était pas convié à cette réunion
    Nous  l'avons fait entrer sous couvert d'un faux nom
    Et maintenant j'apprends qu'il a pris mon billet
    D'accès à la partie VIP du banquet !
    Quel comble que voilà, voler un pique-assiette
    Ah ! Si je le revois, je lui casse la tête !

    Scène IV

    Morelon entre en titubant.

    Morelon (émêché)

    Le grec est de retour ! Mon ami, ce buffet
    Est un cadeau des dieux, j'en porte le fumet !
    Reprends donc le ticket, je n'en ai plus besoin
    Mais n'essaie pas d'entrer, tu n'iras pas très loin
    Ne prends pas cet air-là, je me suis régalé !

    Grec

    Morelon, viens manger les fruits de ma fureur !

    Tovaritch

    Le conférencier est un de mes professeurs !
    Tenez-vous ! Tenez-vous ! Je vais être viré !

    Morelon

    C'est bien trop d'émotions. Je crois bien que je vais...

    (Il se précipite hors du couloir. Bruits de vomissements)

    Grec

    L'homme qui a tout pris, c'est le conférencier ? 

    TovaritchGrecTovaritch, puis Morelon

    Mais quel con ! - Vil félon ! - Mais quel con ! - Sacrénom !

    RIDEAU

     

    XXII

     

    Que sont ces compliments qui sifflent sur vos têtes ?
    Pour qui l'éloge croît, pour qui la joie s'apprête ?
    C'était sans renommée que je voulais écrire
    Du moins pas au milieu des amis tout sourire

    Le rouge vient alors colorer mon visage
    J'ai peur que l'on publie mes écrits les moins sages
    Car ce qui plaît révèle au grand jour d'autres choses
    L'écrit intime et l'écrit vain, l'écrit morose

    Je crains fort de sombrer dans la répétition
    Car plus que d'amuser, je crains la déception
    De voir s'amenuiser les sourires d'amis

    Naître la lassitude autour de mes écrits
    Je serai bien confus d'être tombé si bas
    Et peut-être en cela, écrire est un combat. 

     

    XXIII

     

    Trajet : de La Croix de Berny à Gare du Nord.

    Il pleut des cordes quand je me rends vers la ville 
    Bourg-la-Reine
    Les stations continuent leur danse longiligne

    Cité Universitaire
    Et moi comme un idiot j'attends toujours un signe
    Denfert-Rochereau
    M'enjoignant à quitter ma routine tranquille
    Port-Royal
    Une hallucination, un accident de train
    Luxembourg
    Qui mettra sens dessus-dessous mon quotidien
    Saint-Michel-Notre-Dame
    Je sais que quelque part l'aventure m'appelle
    Châtelet-Les-Halles
    Je voudrais un château dont le toit fût le ciel. 
    Gare du Nord

     

    XXIV

     

    Un poète se rend au tombeau séculaire
    Novembre se fait gris et humide et glacial
    Un corbeau s'est dressé dessus un mémorial
    Le poète se rend au tombeau de Molière

    L'atmosphère est étrange et soudain fuse en l'air
    Une plume de jais ou bien blanc virginal
    D'un brun clair guilleret ou bien d'un bleu spectral
    Et les oiseaux entre eux font un petit concert

    Le poète s'étonne à la vie incongrue
    Et la gorge serrée il écoute les cimes
    Les notes par milliers qui tombent, tombent drues

    Rêve, poète, rêve à tous ces écrivains
    Rêve donc d'une mort dans la gloire et l'estime
    Rêve donc d'une noble et enviable fin.

     

    XXV

     

    Je te rêve encore
    Sur mon corps crevé
    Et ton corps rêvé
    Il me crève encore

    Je te rêve encore
    Et je t'aime un peu
    Aimant comme on peut
    Ceux restés au port

     

    XXVI

     

    Vous qui prenez de vos parents depuis la tombe
    Vous qui nous dévoilez vos belles vérités
    Apocalyptisant : « Monde périclité ! »
    Vous qui cachez vos peurs sous un air de colombe

    Vous qui au moindre vent bringuebalez en trombes
    Vos calicots, vos tracts pour la sécurité
    Vos arguments profonds, vos intuitions butées
    Et comme des pigeons votre torse se bombe

    La bouche en cul de poule et le cœur en amande
    Vous professez l'idée, cette impression meurtrière
    Que les autres amours ne sont pas aussi grandes

    Vous prenez les enfants, otages de vos dires
    Pour l'adulte empêcher. Gardez donc vos prières
    Pour les dames choquées et pour les tristes sires.

     

    XXVII

     

    Scène I

    Un vieil homme, très vieux, sur un banc, attendant le bus. Il tient un grand bouquet de fleurs. L'homme qui ne parle pas entre, côté cour. Il s'assied à côté du vieil homme, et s'occupe avec un livre.

     LE VIEIL HOMME

    Ah, bonjour, jeune homme. On va aux cours ? (l'homme opine) Ah, c'est bien, il faut profiter des études, c'est une chance d'en avoir. Vous avez fait du latin ? (l'homme acquiesce) Du grec ? (idem) C'est beau la jeunesse... Plein de choses en tête, cela fourmille. Que lisez-vous ? (l'homme lui montre son livre) C'est un philosophe, non ? (L'homme opine encore) Aaaah, c'est bien. (le vieil homme regarde vers le ciel, heureux) C'est bien.

    Entre une dame, côté cour. 


    LA DAME, condescendante.

    Eh ben ? Vous attendez le bus monsieur ? Mais ça sert à rien aujourd'hui, ils sont tous en grève ! Encore une agression, tout le monde est dans la rue, ils ont bloqué les avenues, ils manifestent même au centre ! C'est la folie ! 

    LE VIEIL HOMME

    La grève !

    LA DAME

    Ah bah oui, faut pas rester là, vous aller attraper la mo... la crè... vous allez attraper froid.

    La dame sort, côté jardin. 

    LE VIEIL HOMME

    Ah, ces grévistes ! On ne peut rien contre, monsieur, remarquez. Vous alliez en cours ? (l'homme opine) Allez, avec vos internets, vous allez bien trouver un camarade qui vous enverra ses notes ! Moi, j'allais au cimetière. Voir la femme de ma vie. Je n'ai jamais pu la marier, mais qu'est-ce que j'étais amoureux d'elle... J'en entends beaucoup à la radio, et dans les romans, qui disent que le grand amour ce n'est pas quelque chose qui existe, mais une... (il cherche le mot) une illusion. Eh bien non, moi je l'ai connu. Isabelle, c'était son nom, et je l'ai rencontrée, oh, quand j'étais plus jeune que vous. J'avais seize ans à l'époque, et j'étais un solide gaillard. Oh, rien à voir avec ce que je suis maintenant, hein ! Elle quittait l'école de jeunes filles, on n'avait pas encore les écoles mixtes à l'époque, mais bon, je ne pense pas que ça aurait changé grand chose. Donc, elle quittait l'école, j'en étais là ? Et alors la lanière de sa serviette a craqué, et toutes ses affaires ont volé sur le trottoir ! Elle était à deux doigts de pleurer, avec sa lèvre qui tremblait... Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai couru à travers la rue, c'était la rue Belliard, vous savez, la grande rue parallèle à la rue de la Loi ? Et j'ai ramassé ses affaires. Là, nos yeux se sont croisés, et je n'oublierai jamais ce moment... (il s'arrête.) Enfin... Je ne vous dérange pas avec tout cela ? (l'homme nie.) Mais je ne me suis pas marié. On s'est fréquenté pendant trois ans, trois années pendant lesquelles j'étais fasciné par tout ce qu'elle me racontait, de sa vie, de ses cours... 

    Et la guerre a éclaté. Elle est partie en exil en Amérique, et la dernière fois que je l'ai vue, je l'ai encouragée à partir, la vie deviendrait beaucoup trop dure pour elle. Nous nous sommes dit au revoir comme dans tous ces films, moi en uniforme, tout juste mobilisé, elle avec son petit costume de voyage... Mais quand ses parents l'ont vue prendre mes mains, ils sont venus la récupérer tout de suite. Elle a continué ses études à New York, et m'a envoyé quelques lettres, mais je ne l'ai plus revue depuis. Oh à la fin de la guerre, elle est rentrée, bien sûr, mais elle avait rencontré un homme très savant, et elle l'avait épousé. Je me souviens de sa dernière lettre... "Jean", disait-elle, "Jean, tu dois me comprendre. Mes parents ne me laisseront pas épouser un homme qui n'a pas fait d'études. Je veux que tu saches que j'ai été très heureuse avec toi, mais je vais me marier. Je ne sais pas si on devrait se revoir... Je voudrais que l'on s'aime dans une autre vie."

    Mais vous voyez, jeune homme, il faut faire des études, faire son chemin dans la société. Si j'y avais pensé, (il pleure doucement) j'aurais appris le latin et le grec, et les mathématiques ! Isabelle est devenue professeur de latin, et elle me parlait tout le temps d'auteurs que je ne connaissais pas, et j'étais pendu à ses lèvres... (il se reprend) Quand elle est rentrée en Belgique, je n'ai pas tenté de la revoir, mais nous avions un ami commun qui me donnait de ses nouvelles ; elle a eu des enfants, elle a été très heureuse, et je suis content qu'elle ait eu la belle vie que je n'aurais pas su lui offrir ! Mais vous voyez monsieur, depuis le jour où j'ai su que je ne la marierai pas, je collectionne les pièces de monnaie où il est écrit du latin dessus, et j'achète des livres de latin, même si je n'y comprends rien... Il faut faire des études, monsieur, vous ne savez pas la chance que c'est. Enfin, maintenant il n'y a plus vraiment de règles pour se marier. On n'était peut-être pas nés à la bonne époque. Isabelle est morte en 1999, en décembre. Moi, je suis passé à l'an 2000, et même 2010, alors que je n'ai rien fait de bien grand, je suis resté ouvrier, je n'ai pas eu d'enfants, et je n'ai jamais cherché à me marier par la suite... Et en semaine, je vais au cimetière pour la voir... Quand je croise ses enfants et ses petits-enfants, je fais semblant de m'être trompé de tombe. Au moins ils ne font pas attention aux fleurs, je peux les laisser là sans problèmes. Allez, je crois que je vais rentrer. J'irai demain.

    Le vieil homme se lève, et commence à marcher péniblement. L'homme le regarde, et soudain se lève à son tour, et prend le bouquet des mains du vieillard, et marche au rythme de ce dernier. Noir.

    Scène II

    Un arrêt de bus. On entend le bus qui s'éloigne. L'homme qui ne parle pas entre côté cour. Il peste gestuellement. Une vieille dame arrive côté jardin, très lentement. Elle vérifie si le jeune homme est le seul à attendre le bus, toujours très lentement. Elle a peu de cheveux, tient une canne et un chapeau de la main droite.

    LA VIEILLE DAME

    Bonjour monsieur... Vous savez si le bus est déjà passé ? Je ne vois personne d'autre à l'arrêt de bus... Oui ? Oh. Voyez-vous, je me suis dépêchée, et j'ai du mal à mettre mon manteau assez vite. J'habite au coin de la rue, mais ce n'est pas facile de me lever à l'heure. Oh, je suis réveillée, mais c'est se lever. On n'a plus les os solides, et le corps ne répond plus aussi bien... Oh, mon chapeau est tombé.

    L'homme lève la main pour faire signe à la dame de ne pas se baisser, et ramasse le chapeau.

    Merci, monsieur, vous êtes bien aimable. J'ai bien du mal. Je ne devrais pas porter de chapeaux, mon coiffeur me l'a interdit parce que ça empêche les cheveux de pousser, mais j'ai grandi au Brésil, je ne faisais que porter des chapeaux là-bas. Vous connaissez Maurice Béjart ? Je l'ai rencontré alors que je prenais des cours de danse, et il était de passage à Rio. Nous faisions la leçon, et il nous regardait... La leçon se terminait toujours par des improvisations, et quand j'ai eu terminé la mienne, Maurice Béjart est venu vers moi. Il m'a dit alors qu'il était impressionné par ma performance, et qu'il voulait m'avoir dans son ballet en Belgique. Pour moi qui venais de Belgique, c'était incroyable d'être repérée par un maître du ballet belge en suivant des études au Brésil... J'avais 14 ans à l'époque. Je lui ai alors proposé d'attendre le chauffeur de mon père (mon père avait un chauffeur, et cela donnait un grand standing au Brésil). Oh, quel plaisir j'ai eu quand mes parents ont parlé à Maurice Béjart ! Ah, notre bus arrive, enfin...

    On entend le bus arriver, représenté par une foule de gens qui marchent tout serrés. Les deux s'insèrent dans la foule. 

    Donc, où en étais-je ? Oui, Maurice Béjart était alors venu avec moi chez mes parents. Mon père lui disait qu'il savait que j'avais le talent pour jouer avec les professionnels... Je me souviens de chaque mot de cette conversation, même si cela fait soixante ans qu'elle a eu lieu... Que j'étais heureuse ! Un an plus tard, je suis rentrée en Belgique, et j'ai rejoint le ballet de Maurice Béjart. Cela a été la plus belle période de ma vie. Je vous bassine avec tout ça, non ? (signe de dénégation) Non ? Vous êtes adorable. J'ai dansé, dansé, j'ai appris le chant aussi, j'étais la femme la plus heureuse du monde, et même quand il a été temps de quitter le ballet, je continuais à danser et à chanter. Je m'étais mariée, et j'apprenais à mes enfants à danser.

    Et puis un jour, j'ai eu une rupture d'anévrisme. 

    Quand je suis sortie de l'hôpital, j'ai appris que je ne pourrais plus jamais danser. Je pouvais à peine bouger, mais j'étais tellement en colère que j'ai tout jeté à la poubelle, mes partitions, les affiches des spectacles que j'avais donné, toute ma correspondance reliée à la danse, même les lettres de Maurice Béjart... Ce n'est que quand j'ai voulu lancer mes chaussures de danse que ma fille s'est interposée et m'a dit non, maman, tu peux tout balancer si tu veux, mais garde ce souvenir. Vous descendez ici, monsieur ? Je descends ici aussi. Je me souviens de tout ce que j'ai jeté, monsieur, je ne retiens plus beaucoup parce que je suis vieille, mais je me souviens des affiches, des partitions, du contenu des lettres de Maurice Béjart que je connaissais par coeur. Je me souviens de la douleur le lendemain, quand j'ai vu que j'avais détruit tout ce que la maladie avait épargné. Je vois plein de gens parler de la fin du monde, monsieur, mais j'ai vécu la fin de ma vie, et j'aurais préféré la fin du monde.

    Ils quittent le bus qui repart en coulisses. On installe un banc discrètement.

    J'espère que je ne vous ai pas trop embêté avec mon histoire... Bonne journée, monsieur, moi, je vais au tram, vous prenez le métro sans doute ? (l'homme opine) Oui ? Nous nous recroiserons sans doute... Merci, cela m'a fait plaisir de parler avec vous aussi. Au revoir.

    La femme quitte la scène côté cour, toujours lentement. L'homme reste un instant, s'asseoit, et met son visage dans ses mains. Noir.

     Scène III

    L'intérieur d'un bus. L'homme qui ne parle pas est assis. Arrive une jeune femme, en tenue de jardinage, qui s'assied sur un siège en vis-à-vis du jeune homme. 


    LA JEUNE FEMME, l'air fatigué mais enjoué.


    Bonjour m'sieur ! (l'homme lui sourit) Il fait froid aujourd'hui, hein ? Moi je travaille en extérieur, et le matin c'est dur de travailler dehors ! Mais y a pas beaucoup de gens dans le bus, c'est chouette pour parler. Je travaille dans les jardins, c'est pour ça que je suis habillée comme ça. Vous connaissez la Serre Magique ? Eh bien je vais prendre les instructions au bureau de la commune, puis je rejoins Michel, Michel c'est un autre jardinier, il a une voiture alors il me dépose là où je dois travailler. 

    Un temps.

    Vous êtes pas un bavard, vous, hein ? (l'homme lui sourit et hausse les épaules) Je vous embête pas, au moins ? (l'homme hoche la tête en signe de dénégation). Vous êtes gentil. Y a pas beaucoup de gens avec qui on peut parler comme ça, souvent les gens me tournent le dos. A part avec Michel, je parle pas vraiment avec les autres au boulot, et pour mon patron, un jour je suis arrivée avec un quart d'heure de retard à cause des travaux sur l'avenue Orban, et il m'a renvoyée chez moi et je n'ai pas été payée ce jour-là. Depuis, je prends le bus une heure plus tôt au cas où. C'est pas correct, non, de renvoyer quelqu'un parce qu'il est en retard, non ? (l'homme approuve) Enfin bon, c'est pas comme si j'avais quelqu'un, je m'occupe de ma maman en rentrant, et j'ai pas trop le temps pour faire autre chose... Je pense que c'est votre arrêt, là, non ?

    L'homme acquiesce, se lève, la salue de la tête et commence à sortir du bus.

    Attendez ! Vous ne voulez pas m'accompagner jusqu'à mon arrêt ? Il y a un autre bus qui vous amène plus loin sur la ligne de métro là-bas... J'aimerais juste un peu parler, si ça ne vous dérange pas ? 

    L'homme hésite, pendant que le chauffeur et les navetteurs commencent à protester. Il tourne les talons et regagne sa place.

    Merci. Je peux vous tutoyer ? T'es gentil, toi. Je te vois pas souvent à cette heure-ci, tu es parti en avance ? (l'homme opine) Ah, c'est vraiment sympathique de ta part de rester avec moi, ne t'en fais pas, il n'y a que quatre arrêts jusque mon travail, et puis comme ça je te présente Michel s'il est en avance aussi, et puis si tu as le temps un de ces jours, on peut prendre un café aux galeries du métro...

    Noir.

    Scène IV

    Le vieil homme, la vieille femme, et la jeune femme des scènes précédentes attendent le bus. Ils se regardent l'un l'autre, mais jamais réciproquement. Noir.

    Scène V

    L'homme qui ne parle pas entre côté cour. On devine au décor que les trois autres se trouvent plus loin, côté jardin. Il les remarque, et hésite à les rejoindre. 


    L'HOMME, en soufflant.

    Oh et puis merde. J'y vais à pied.

    RIDEAU