• Je suis devant un bar. J'ai le regard vague, j'ai encore trop bu. Mais l'autre est encore là pour me surveiller, heureusement. Hé. Dis quelque chose. "Blaine, tu devrais rentrer", n'importe quoi. Quelque chose qui me fasse bouger. Laisse tomber, je vais me mettre en route. Je pars du porche du bar devant lequel je traînais depuis une heure.

    Vu une fois.

    Je suis dans une des rues voisines du bar, et je suis frappé de vertige dans la noirceur dorée des lampadaires. J'aperçois un autre du coin de l’œil. Celui-ci me contemple de haut, prétentieux dans son immobilité. Me regarde-t-il vraiment ? Il a l'air de regarder vers mon imbibée personne.
    Vu deux fois.

    Je suis dans le métro. Comme je devais m'y attendre, quelques autres me regardent. Qu'êtes-vous ? Veillez-vous sur moi ? J'aimerais en savoir plus sur vous. Pourquoi ne parlez-vous pas ? Je ressens de plus en plus fort les effets de l'alcool.

    Vu trois, quatre, cinq et six fois.

    Je suis dans un état second, le long du canal. Un état tiers, même. Désespérément seul. Ma démarche est désynchronisée avec ma volonté de rentrer au plus vite. Au loin, il me semble apercevoir un autre. Je lui fais signe de la main. Pas de réaction.

    Allez, fais quelque chose. Tourne-toi vers moi.

    Je me fixe devant l'autre. Toujours rien.

     Vu sept fois.


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  • Il est huit heures trente du matin et je navigue à travers ce labyrinthique métropolitain. Les rames sont fréquentes, plus fréquentes qu'à Bruxelles, et les stations sont plus belles également. Inutile de dire que les accordéonistes ne sont pas aussi agaçants qu'au pays. J'arrive à la station Père-Lachaise. Avant d'y entrer, je décide de trouver un café et de m'y réchauffer en vue de cette froide et macabre odyssée. Je trouve un petit bar qui fait face au cimetière et y entre. Le Purgatoire. Peut-on imaginer meilleur nom devant un cimetière ? Le ton est donné, délicieusement provocateur. Je commande un café, et un croissant. Le café semble plus fort que ce que je reçois d'habitude à Bruxelles. J'ai toujours le mal du pays, même si j'ai déménagé depuis quelques années maintenant. La sélection musicale du bar est appréciable, des reprises des grands classiques du rock dans un style plus garage rock, alternatif. Lé décoration du bar est sympathique également ; un plafond à damier, des chaises et des fauteuils rouge vifs. Aux murs je remarques des plaques métalliques à l'enseigne de bières belges. Notre seul cocorico en France ; la bière. Ce doit être le seul point sur lequel nous nous pouvons nous encenser et nous pavoiser. Sur l'étalage des alcools, quelques crânes fantaisistes rient silencieusement. Je termine mon café et me mets en route pour le Père-Lachaise.

    J'entre dans le cimetière, et un corbeau vient se placer sur une des sépultures, en poussant un croassement terrible. Je me dis que le ton est donné, et je consulte quelques instants le plan du cimetière, pour situer la tombe de Molière, à laquelle je me suis promis de venir rendre visite voici plusieurs années. Ce cimetière ressemble à une ville de petits monuments, avec ses arbres rares, ses pousses, ses tombes de toutes les tailles, du caveau gigantesque à la plus petite stèle. Je m'étais décidé à procéder méthodiquement afin de visiter ceux que j'avais prévu de voir, mais je finis par flâner.De tombe en tombe, on voit donc un homme vêtu d'un cuir noir sur une chemise blanche, avec un gilet gris. Un accoutrement original, sans doute. Au hasard des chemins, je regarde les noms, les mentions, les couronnes de fleurs, je tombe sur des pierres renversées, par le temps ou par les hommes, il y a des caveaux dont la porte est forcée, et de ridicules graffiti sont inscrits sur leurs murs. Certaines stèles sont envahies par la mousse ou le lierre. Levant les yeux, je me rends compte que le brouillard gagne peu à peu la place, comme si les fantômes de ce lieu étaient de sortie. Peut-être pleureraient-ils sur leurs maisons démolies. Tout en me promenant, une tache jaune et surélevée (car le jaune a gagné le sol ; les feuilles d'automne ont envahi la place) attire mon attention. Quelqu'un a déposé une pomme de terre sur le monument funéraire de Parmentier. Plus loin, sur le chemin Denon, je remarque une abondance de rouge : des fleurs, des bougies, des images... Je suis à la tombe de Chopin. Son cœur excepté (il est à Varsovie), je médite un instant devant ses restes. Non loin de là, Michel Petrucciani repose également. Je continue ma rêverie. Quelques croassements se font entendre. Je me dis qu'il pourrait y avoir des oiseaux moins typiques des cimetières. Des corbeaux, cela tient du stéréotype. Un buisson bruisse à quelques pas, et des mésanges en sortent, fuyant en tous sens. Je repère quelques pies plus loin, et des merles aussi. Un geai vole d'une branche à une autre. Des perruches traversent le ciel et piaillent brièvement. La mort de l'homme n'est pas si importante que pour empêcher les oiseaux de chanter. La vie perce de tous côtés, qu'il s'agisse d'animaux qui hantent les caveaux, ou de buissons qui s'expulsent doucement d'une tombe crevée. Dans ce cimetière, qui tend l'oreille n'entend pas les voitures, ni les rumeurs de la ville, mais un concert de chants discrets, de croassements, de miaulements... Il n'y a que l'homme pour s'arrêter sur la mort de l'homme. Un chat apparaît alors que j'approche le crématorium. Il vient se placer à mes côtés et se met à ronronner. Je me penche et lui caresse l'arrière de la tête. Je me relève ensuite et médite, le petit félin toujours à mes pieds. Il est noir, et les passants me regardent de travers. Je me demande alors si voir un jeune homme accompagné d'un chat noir met mal à l'aise la plupart des gens ; en les voyant accélérer le pas, sans doute, me dis-je.

    Je me dis que tous ces morts ont bien de la chance de voir tant de gens passer devant leur dernier logis (enfin, dernier, c'est un grand mot, pour peu que la famille ne renouvelle pas la concession...). C'est un cimetière silencieux, mais très fréquenté, par les doux dingues, les excentriques et les artistes, notamment. J'en vois plusieurs, surtout quand je repasse près de la tombe de Chopin, des romantiques amateurs de musique s'y pressent maintenant qu'il est un peu plus tard dans la journée. Cela fait plaisir à voir.

    Je quitte maintenant le cimetière. J'aurai l'occasion d'aller voir les autres illustres corps qui gisent ici. Je prends le métropolitain et arrive à la place du Trocadéro. Je me dépêche d'arriver au cimetière de Passy. J'ai passé des heures au Père-Lachaise, à jouer avec le chat, notamment, et j'atteins Passy quelques dizaines de minutes avant sa fermeture. Un peu plus et le gardien me repoussait. J'attends qu'il regagne sa guérite, et au fond du cimetière, je rejoins une tombe assez récente.

    Je l'ouvre et je me recouche.

     


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  • Voici la deuxième partie de la nouvelle. Je ne sais pas combien de parties il y aura, mais on peut au moins en attendre deux autres. 

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  • Voici une nouvelle sur laquelle je travaille encore à l'instant. La première partie est finalisée, je posterai les suivantes au fur et à mesure de leur achèvement. Bonne lecture !

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  • Victor avait encore bu. Cela lui arrivait souvent, peut-être un peu trop ces derniers temps. Heureusement, il s'arrêtait toujours au point où il pouvait pleinement regretter ses conneries de la veille le lendemain. Heureusement. Il se sentait seul et incompris, surtout au milieu de ses congénères, en ce moment de fête qui caractérisait cet anniversaire de jeune fille dans lequel il s'était presque à contrecœur engagé. Les parents étaient partis, la demoiselle en question n'avait pour unique mission que de restituer la maison dans un état convenable. Victor se remémorait vaguement la vision d'un type d'au moins cinq ans l'aîné des fêtards. Il fallait dire, ces anniversaires de dix-huit ans présentaient au moins deux avantages ; ce gars était sûr d'avoir l'ascendant sur les autres mâles de la soirée, et comme on ne savait jamais vraiment bien la loi, il pouvait être sûr que c'était légal et bien accepté même par les amis et autres. Victor se souvenait de l'avoir vu pisser dans le bac à fleur de l'entrée.

    « Gros con chanel, senteur florale, pensa-t-il à voix haute.

    -Quoi ? dit un autre qui s'était assis juste à côté de lui et qui semblait bien éméché, lui aussi.

    -Rien. Dors.

    -Ok. »

    Victor se sentait vraiment seul. Il possédait, en parallèle avec sa contenance respectable d'alcool avant dérapage, la capacité de voir son vocabulaire et ses tournures de phrase s'enrichir au fur et à mesure que la vodka partait des bouteilles. Il commençait à entendre des voitures vrombir dans sa tête. Il se tourna vers la partie du salon où quelques filles dansaient avec des cris motivés à moitié par l'amusement réel, à moitié par l'envie de voir d'autres personnes les joindre sur cette piste sommaire au rythme d'une musique entraînante et complètement débile. L'hôtesse de maison s'approcha de lui.

    « Tu t'amuses ?

    -J'éprouve une certaine joie à partager votre compagnie ainsi que celle de tous nos convives. Et toi ?

    -J'ai l'impression que personne ne s'amuse. »

    Il soupira le plus légèrement qu'il put. Encore ce moment où l'organisatrice allait venir déprimer sur son épaule. Il fallait que ce soit lui. Lui le confident de toutes les parties, lui qui n'avait jamais l'air de s'amuser, à tel point qu'on assumait qu'il était de ces garçons blasés que rien n'enflamme. Cécile. À chaque anniversaire, fête, soirée, nouvel an, elle organisait le tout et ensuite pleurait parce que la fête n'était pas parfaite. Quand il se tourna vers elle, il vit qu'elle pleurait vraiment. Il se sentit un peu coupable de ne pas pouvoir se libérer autant que ses semblables adolescents qui se relaxaient avec une fille sur les genoux. Pas son genre. Pas son genre de se foutre en slim-chemise-casquette. Si même lui se décidait à adopter l'attitude de ces cons qu'il méprisait, il pourrait peut-être la faire sourire. C'était peut-être le message qu'elle tentait de lui faire passer. Well, screw you, then. Le seul effort qu'il pouvait envisager pour montrer son intégration serait de violer l'espace vital du DJ, un abruti qui s'était collé à la radio avec son mp3, et de choisir le prochain morceau, et avec de la chance, cela plairait. Il entama alors la procédure « Attends, je vais choisir une musique trop cool ». Il mit sa main sur l'épaule de Cécile et se leva.

    « Attends, dit-il. Je vais choisir une musique trop cool. »

    Il saisit le lecteur mp3 du prétendu DJ d'une manière sympathique mais ferme. Il en explora la bibliothèque après avoir parié sur le contenu. Gagné. De la merde. Il finit par trouver Where is my mind, avec la pochette du film Fight Club. Abruti. Il ne devait pas avoir compris la moitié du film. Et évidemment, seulement ce morceau des Pixies. Victor ne s'étonnait même pas. On était dans l'époque du hit. Le reste de l'album devait avoir sombré dans les oubliettes des seules personnes assez complètes pour l'écouter en entier. En administrant un coup de pied désinvolte dans un ballon à moitié dégonflé qui traînait, il fit jouer le morceau. Bingo. Quelques réactions enthousiastes de la part des danseuses qui se mirent à imiter la voix de l'intro. Victor se réjouit un peu de son coup d'éclat modeste de la soirée. Wave of mutilation. Quel putain d'album, quand même. La soirée devait se poursuivre comme elle avait commencé, et Victor retourna à sa chaise. Quelques invités de dernière minutes arrivèrent à ce moment-là. Comme Victor ne connaissait presque personne, Cécile vint faire les présentations. Oh, Victor écrit des trucs trop bien ! Ça s'appelle des poèmes, connasse. Il allait encore se sentir le faire-valoir culturel de cette fille, pensait-il sans modestie. Il ne prêta même pas attention aux noms qu'on lui donnait à retenir pour les deux ou trois heures qui lui restaient à être de la fête. Il vit le type plus âgé se rapprocher d'une fille visiblement assez imbibée. Elle devait l'être à un certain degré pour ne pas voir qu'il avait un peu vomi sur le bas de son pantalon. Ou alors s'estimait-elle heureuse qu'un homme, un vrai, avec plus de cuir sur la veste et plus de poils sur la face s'intéressât à elle. Victor les regarda longuement. Dance, puppets, dance. Il prit encore un verre de vodka qu'il mélangea à une boisson fraîche qui traînait, peu importe laquelle, tant qu'il n'avait pas l'impression de boire du liquide de freins. Ou de l'eau. Toujours dangereux quand la vodka devient de l'eau.

    « Je me vois dans l'obligation de vous quitter momentanément, très chère. »

    Il descendit vers les toilettes et s'y enferma. Il passa de longues, très longues secondes devant le miroir. Je suis pas bourré. Je suis absolument pas bourré. Mais encore trois verres et je dégueule.

    Il remonta et jeta un œil à l'heure affichée sur l'écran de son téléphone. Une heure. Trop tard pour prétendre devoir prendre le dernier bus, ils ne roulaient plus depuis minuit. Il pouvait toujours jouer la carte du prétendu travail à rendre. Personne ici n'était dans sa faculté. Un jeu d'enfants. Il sortit donc cette excuse qu'il pensait crédible. Il redescendit alors récupérer sa veste au vestiaire. Arrivé là, il remarqua un des jeunes gens qui venaient d'arriver en train de fouiller dans les manteaux. Et plus particulièrement dans la veste de Victor.

    « Je peux t'aider, connard ? »

    Le jeune homme leva la tête sans ciller. Il tint quelques secondes le regard de Victor avant de continuer à investiguer les poches de la veste de ce dernier.

    « Je cherche un briquet. J'en avais marre qu'on me dise Oh la la, il est dans ma veste. Alors je me sers. J'ai vu que t'avais un carnet. T'écris ?

    -Ça te regarde ?

    -Joue ta pucelle effarouchée. J'ai déjà lu de toute façon. C'est de la merde. »

    Victor sentit le sang battre à ses oreilles et se rua sur le type. Il lui arracha la veste des mains.

    « Va te faire foutre, mec. Je me casse. »

    Il s'éloigna et était sur le point de franchir le pas de la porte quand il se rendit compte que quelque chose clochait. Il se retourna et vit l'inconnu occupé à lire dans son carnet.

    « Bon, tu vas arrêter de me casser les couilles, mec. Rends-moi ça.

    -Attends. Finalement, c'est pas si mal. »

    Il prit un stylo de sa poche et écrivit sur la dernière page du calepin. Il le tendit ensuite à Victor. Victor le reprit violemment et sortit. Il appela un taxi et attendit dans la nuit. Il avait de la brume et des étoiles sur le visage. Le temps que le taxi arrive, il hésita à consulter ce que l'inconnu avait écrit dans son carnet. L'enfoiré. On lit pas les carnets des autres. Si même il avait demandé, cela lui aurait fait plaisir, mais cela l'avait énervé à un tel point qu'il finit par arracher la page violée et la jeta au loin. Une voiture arrivait au loin. Il se sentit idiot et alla ramasser la feuille. Une fois de retour à l'adresse précise indiquée à la société de taxis, il vit que la voiture n'était pas le taxi attendu. Il se sentit à nouveau stupide. Si cette voiture n'était pas apparue à ce moment-là, il ne se serait pas senti obligé de reprendre le message de ce type. Ce qui le rendait plus furibond que toute autre chose, c'était que malgré son comportement irritant, cet homme était vraiment fascinant. S'il lui avait porté plus d'attention lors de la soirée, il aurait pu s'y intéresser. Il finit par lire le message.

    Si t'as d'autres poèmes à me faire lire, je peux te faire lire ce que j'écris. Moi c'est Maxime. Tu me trouveras dans les contacts de Cécile.

    Victor allait placer le papier dans sa poche. Ce n'avait pas été une soirée perdue, sembla-t-il. Il vit quelques mots encore griffonnés à la hâte :

    Mais bon. Tu peux faire mieux.


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  • Il régnait dans la nuit un froid qui prenait aux os. La respiration, que ce soit celle d'un humain ou d'un chat, reflétait la lumière cuivrée des lampadaires dans une brume dorée. Le long des maisons, il semblait même à Victor que ces vestiges de souffle avaient trahi un renard qui maintenant fuyait tranquillement vers les buissons les plus proches. Mais ce n'était peut-être qu'une histoire qu'il s'était montée pour s'occuper. On entendait plus loin les basses d'une fête qui se tenait à une rue de là, et Victor se rendit compte qu'il en avait chapardé une bouteille mourante de vodka. Il la porta à ses lèvres, même s'il était à peine conscient qu'il n'était qu'à quelques gorgées de sombrer dans les méandres dionysiaques des nuits sans souvenir. Il passait près d'un immeuble à appartements de la frontière entre Bruxelles et... oh, n'importe quel coin de champs pollués dont on ne retenait jamais bien la géographie, dans lequel vivait un ami à lui.

    C'était un jeune homme comme Victor, qui louait un deux-pièces avec l'aide de ses parents. Ce deux-pièces était un petit royaume dans lequel il écrivait à l'ancienne, sur une vieille machine à écrire. Avec les fêtes qu'il donnait quelques fois en petit comité avec un groupe composé de rats de bibliothèque, de matheux, d'intellos sur fond de grunge et de punk rock, cet appartement avait fini par devenir un ersatz de squat jonché de milliers de poèmes composés sur des feuilles à moitié jaunies, notamment le salon dans lequel n'importe quel groupe de musique rock des années 90 à 2000 aurait payé pour tourner un clip, surtout depuis que les murs commençaient à s'écailler.

    La lumière était allumée. Victor eut le talent de faire monter en son esprit embrouillé l'idée de monter chez lui. Après tout, la bouteille qu'il tenait encore à la main n'était pas si vide. Il traversa l'allée de gravier bordée de rosiers cadavériques en cette époque de l'année, et il était arrivé à mi-chemin de la porte quand une lampe s'alluma au rez-de-chaussée. Victor leva les yeux de ces pieds vers le regard inquisiteur du vieillard qui se tenait derrière sa fenêtre. 
    "Vous pourriez faire moins de bruit. Vous m'avez réveillé. Vous ne pouvez pas faire un peu attention à ceux qui vivent en commun avec votre ami ?" dit-il en appuyant bien sur le mot "ami".
    Victor le considéra attentivement, aussi attentivement que son regard torve et son intelligence pâteuse le permettait. Le vieux portait une chemise encore marquée de petites auréoles sous les aisselles, des bretelles noires qui soutenaient peut-être un pantalon, même si la hauteur de la fenêtre faisait imaginer à Victor des vêtements plus cocasses.
    "Vous ne dormiez pas. Vous êtes encore habillé de la journée.
    - Et vous, vous avez bu. C'est quoi ?
    - Foutez-moi la paix. Vous allez réveiller le quartier. Vieux con."

    Victor ne sonna pas à l'interphone ; il avait les clés. Maxime avait fini par en faire une doublure pour Victor, car il venait souvent gratter du papier chez lui. Il laissait d'ailleurs les poèmes qu'il venait d'écrire chez Maxime, ce qui  énervait ce dernier quand Victor ne signait pas ses œuvres. Il s'effondra à moitié dans l'ascenseur, s'y regarda dans la glace, scrutant ses yeux, examinant ses dents, comme s'il avait un rendez-vous. Quand l'ascenseur fut arrivé à destination, il se plaça devant la porte de l'engin et attendit que le déclic se fasse entendre, signal que la porte pouvait être poussée. Il franchit le couloir d'un pas trop certain, trop ample. Il frappa à la porte de l'appartement de Maxime. Il attendit trente, quarante secondes, et la tentation de porter à nouveau à ses lèvres la bouteille de vodka fut grande. Elle atteignit son paroxysme quand Maxime fit son apparition dans le chambranle de la porte. 

    "Salut. Je passais, et il paraît que je réveille le quartier. J'ai à boire.
    - C'est bon, rentre. De toute façon, j'aurais rien ce soir.
    - T'écrivais ?
    - Non."
    Maxime se tourna vers l'intérieur de l'appartement et dit à voix mi-haute, comme s'il avait voulu crier tout en préservant la paix du palier :
    "Tu peux te casser. Tu l'as dit, je te l'offre. La porte est ouverte."
     Sur ces mots, Victor entendit le bruit de vêtements qu'on fourre dans un sac dans une volée d'injures. L'instant d'après, une fille aux cheveux en queue de cheval, vêtue d'une veste sur un débardeur et d'un jean slim surgit du salon, un sac de voyage sur l'épaule. Elle bouscula Victor et se prépara à prendre les escaliers quand Maxime, qui était rentré dans son deux-pièces, sortit à nouveau avec une écharpe. 
    "Prends au moins ça, il gèle.
    - Va te faire foutre."
    Elle partit dans la seconde. On entendit la machinerie de l'ascenseur s'enclencher : elle avait appelé l'ascenseur d'en bas pour ne pas devoir attendre devant Maxime. Victor ne put s'empêcher de rire. Il rentra dans l'appartement, posa sa bouteille sur le sol et s'assit dans l'un des trois poufs du salon. Il prit une des feuilles qui traînaient par terre. Il lut avec difficulté, l'alcool n'étant toujours pas descendu, et lança à Maxime qui fermait la porte :
    "Il manque un pied à ton premier alexandrin, là."
    Maxime entra dans le salon d'un pas un peu hésitant, lut les premières lignes de la feuille qu'il avait arrachée des mains de Victor. 
    "Fais-moi voir ça. Hum."
    Il tendit la page à Victor.
    "Cet alexandrin est correct. En plus, on parle pas de pieds pour de la poésie en français. Et c'est ton poème. Et c'est de la merde.
    - Toujours un aussi bon critique, enfoiré. Passe-moi la bouteille."
    Victor but quelques gorgées et rendit la bouteille à Maxime qui l'acheva. Ce dernier se posa sur un autre pouf et regarda Victor, qui se fit à nouveau la réflexion ; Maxime était très beau. Il avait beaucoup maigri depuis le lycée, à un point qui faisait presque peur. Ses vêtements et ses cheveux libres de pousser à leur guise lui donnaient un air de hipster à tête d'ange. Tiens, d'ailleurs... 

    "Tu en as ?"
    Maxime traîna ses pas vers une armoire de laquelle il manquait plusieurs tiroirs, et en sortit quelques joints. Victor tira un briquet de sa poche. Quelques instants plus tard, une odeur entêtante avait envahi la pièce. 
    "Mec, dit Victor. Tu sais comme c'est chiant, cette sensation que tu as, tu vois, quand tu sais que ce que tu fais n'est qu'une immense pile de merde ? Attends, laisse-moi finir, fit-il quand il vit que Maxime voulait le couper. On n'arrête pas de tourner dans notre monde, d'écrire des milliers de poèmes à propos des mêmes conneries, et quand on s'intéresse à d'autres sujets que ceux qui dépassent notre nombril, c'est juste qu'on pense avoir fait le tour de ce qu'on connaît déjà. On n'est pas des vrais poètes. Si on avait une once de talent, on verrait mieux que les autres. Quand je parle avec des gens qui n'écrivent pas de poésie - tout le monde, quand j'y pense - je me rends compte qu'ils pigent mieux que moi. Tout. ils pigent tout mieux, putain ! Ça te donne juste envie de crever.
    - Envie de crever ? Tu déconnes ? Tu as déjà essayé ? dit-il d'un ton de mépris.
    - Quoi, toi tu as déjà essayé ?
    - Ouais.
    - Et ?
    - J'ai réussi. J'ai foiré, ducon. Mais j'ai un truc sympa, puisque t'es là. Tu vois le tas de feuilles de papier bloquées par des livres ? Enlève les livres. Bien. Maintenant, bouge les feuilles. La planche devrait se déloger si tu l'agrippes."
    Victor s'exécuta. Après avoir dégagé la petite planche, il trouva un revolver. 
    "Tire." 
    Victor ne comprenait pas. C'était une bonne soirée. Cela devrait la gâcher que de tuer son interlocuteur. Normalement.
    "Tire. On s'en fout. Il y aura des gens tristes. Il y en a toujours. J'ai envie de mourir, là, maintenant, je suis bien, avec toi. Tue-moi, je ne pourrais connaître de moment plus adéquat.
    - Maxime, on a des trucs à explorer quand même, des trucs à vivre...
    - Ta gueule ! Tu t'es entendu tout à l'heure ? On n'a rien à foutre dans ce monde ! On est trop, on est cons. Tire ! Tu es aussi lâche que tu es stupide ?"

    Victor tira une gigantesque bouffée, s'étrangla presque en toussant, visa, les yeux brouillés par la fumée, les larmes et la colère. Il tira. 

    Baissant la tête, il acheva de tousser. Sa gorge brûlait. Une fois sa vue redevenue normale, il contempla son œuvre. Maxime gisait sur le sol, la tête complètement éclatée. Le sol était couvert de de feuilles de papier, les feuilles de papier étaient constellées de sang. Victor sentait qu'il aurait dû avoir la nausée, mais il était encore trop ivre. Il se mit à réfléchir. Cela ne servait à rien de s'enfuir. Le vieux con du rez-de-chaussée, la fille que Maxime avait chassée, ces deux-là l'avaient vu venir chez lui. Il y aurait ses empreintes sur l'arme, la bouteille, les joints... Personne ne comprendrait. Victor saisit alors. Personne ne comprendrait. Non seulement sa version serait absurde, mais en plus personne ne lui trouverait de raison. Tout était arrivé si vite, tout s'était passé sans qu'il ait réfléchi, il avait maintenant le temps de toute une vie pour saisir ce moment, pour y penser longuement. Il avait en lui un élément que personne ne capterait, qui lui appartenait. Si on le comprenait un jour, ce serait après des années d'exégèse de ses poèmes. Il paierait pour cela, bien sûr, mais c'était un prix qu'en ce moment il se sentait prêt à payer. Il jeta un regard plein de reconnaissance et d'alcool à la dépouille de Maxime, et ramassa son poème, maintenant maculé de sang. Il concentra le plus possible son attention sur ce bout de papier et sortit dans un dernier effort : 
    "Finalement, c'est pas si mal..."
    Il s'évanouit sur le sol encore tiède, alors que le jour était sur le point de poindre, terrible et ignorant.

     


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