• Prose

    PETITE EXPLICATION :

    Voici quelques exercices que vous retrouverez :

    - Acrostiche : la première lettre de chaque vers forme un mot avec les autres

    - Anagramme : deux phrases écrites avec les mêmes lettres

    - Babebine : les rimes correspondent entre elles en faisant suivre les voyelles

    - Pangramme : phrase écrite avec toutes les lettres de l'alphabet

    - Rhopalique : le nombre de syllabes croît ou décroît régulièrement (comme dans Les Djinns d'Hugo)

  • Scène I

    Un vieil homme, très vieux, sur un banc, attendant le bus. Il tient un grand bouquet de fleurs. L'homme qui ne parle pas entre, côté cour. Il s'assied à côté du vieil homme, et s'occupe avec un livre.

     LE VIEIL HOMME

    Ah, bonjour, jeune homme. On va aux cours ? (l'homme opine) Ah, c'est bien, il faut profiter des études, c'est une chance d'en avoir. Vous avez fait du latin ? (l'homme acquiesce) Du grec ? (idem) C'est beau la jeunesse... Plein de choses en tête, cela fourmille. Que lisez-vous ? (l'homme lui montre son livre) C'est un philosophe, non ? (L'homme opine encore) Aaaah, c'est bien. (le vieil homme regarde vers le ciel, heureux) C'est bien.

    Entre une dame, côté cour. 


    LA DAME, condescendante.

    Eh ben ? Vous attendez le bus monsieur ? Mais ça sert à rien aujourd'hui, ils sont tous en grève ! Encore une agression, tout le monde est dans la rue, ils ont bloqué les avenues, ils manifestent même au centre ! C'est la folie ! 

    LE VIEIL HOMME

    La grève !

    LA DAME

    Ah bah oui, faut pas rester là, vous aller attraper la mo... la crè... vous allez attraper froid.

    La dame sort, côté jardin. 

    LE VIEIL HOMME

    Ah, ces grévistes ! On ne peut rien contre, monsieur, remarquez. Vous alliez en cours ? (l'homme opine) Allez, avec vos internets, vous allez bien trouver un camarade qui vous enverra ses notes ! Moi, j'allais au cimetière. Voir la femme de ma vie. Je n'ai jamais pu la marier, mais qu'est-ce que j'étais amoureux d'elle... J'en entends beaucoup à la radio, et dans les romans, qui disent que le grand amour ce n'est pas quelque chose qui existe, mais une... (il cherche le mot) une illusion. Eh bien non, moi je l'ai connu. Isabelle, c'était son nom, et je l'ai rencontrée, oh, quand j'étais plus jeune que vous. J'avais seize ans à l'époque, et j'étais un solide gaillard. Oh, rien à voir avec ce que je suis maintenant, hein ! Elle quittait l'école de jeunes filles, on n'avait pas encore les écoles mixtes à l'époque, mais bon, je ne pense pas que ça aurait changé grand chose. Donc, elle quittait l'école, j'en étais là ? Et alors la lanière de sa serviette a craqué, et toutes ses affaires ont volé sur le trottoir ! Elle était à deux doigts de pleurer, avec sa lèvre qui tremblait... Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai couru à travers la rue, c'était la rue Belliard, vous savez, la grande rue parallèle à la rue de la Loi ? Et j'ai ramassé ses affaires. Là, nos yeux se sont croisés, et je n'oublierai jamais ce moment... (il s'arrête.) Enfin... Je ne vous dérange pas avec tout cela ? (l'homme nie.) Mais je ne me suis pas marié. On s'est fréquenté pendant trois ans, trois années pendant lesquelles j'étais fasciné par tout ce qu'elle me racontait, de sa vie, de ses cours... 

    Et la guerre a éclaté. Elle est partie en exil en Amérique, et la dernière fois que je l'ai vue, je l'ai encouragée à partir, la vie deviendrait beaucoup trop dure pour elle. Nous nous sommes dit au revoir comme dans tous ces films, moi en uniforme, tout juste mobilisé, elle avec son petit costume de voyage... Mais quand ses parents l'ont vue prendre mes mains, ils sont venus la récupérer tout de suite. Elle a continué ses études à New York, et m'a envoyé quelques lettres, mais je ne l'ai plus revue depuis. Oh à la fin de la guerre, elle est rentrée, bien sûr, mais elle avait rencontré un homme très savant, et elle l'avait épousé. Je me souviens de sa dernière lettre... "Jean", disait-elle, "Jean, tu dois me comprendre. Mes parents ne me laisseront pas épouser un homme qui n'a pas fait d'études. Je veux que tu saches que j'ai été très heureuse avec toi, mais je vais me marier. Je ne sais pas si on devrait se revoir... Je voudrais que l'on s'aime dans une autre vie."

    Mais vous voyez, jeune homme, il faut faire des études, faire son chemin dans la société. Si j'y avais pensé, (il pleure doucement) j'aurais appris le latin et le grec, et les mathématiques ! Isabelle est devenue professeur de latin, et elle me parlait tout le temps d'auteurs que je ne connaissais pas, et j'étais pendu à ses lèvres... (il se reprend) Quand elle est rentrée en Belgique, je n'ai pas tenté de la revoir, mais nous avions un ami commun qui me donnait de ses nouvelles ; elle a eu des enfants, elle a été très heureuse, et je suis content qu'elle ait eu la belle vie que je n'aurais pas su lui offrir ! Mais vous voyez monsieur, depuis le jour où j'ai su que je ne la marierai pas, je collectionne les pièces de monnaie où il est écrit du latin dessus, et j'achète des livres de latin, même si je n'y comprends rien... Il faut faire des études, monsieur, vous ne savez pas la chance que c'est. Enfin, maintenant il n'y a plus vraiment de règles pour se marier. On n'était peut-être pas nés à la bonne époque. Isabelle est morte en 1999, en décembre. Moi, je suis passé à l'an 2000, et même 2010, alors que je n'ai rien fait de bien grand, je suis resté ouvrier, je n'ai pas eu d'enfants, et je n'ai jamais cherché à me marier par la suite... Et en semaine, je vais au cimetière pour la voir... Quand je croise ses enfants et ses petits-enfants, je fais semblant de m'être trompé de tombe. Au moins ils ne font pas attention aux fleurs, je peux les laisser là sans problèmes. Allez, je crois que je vais rentrer. J'irai demain.

    Le vieil homme se lève, et commence à marcher péniblement. L'homme le regarde, et soudain se lève à son tour, et prend le bouquet des mains du vieillard, et marche au rythme de ce dernier. Noir.

    Scène II

    Un arrêt de bus. On entend le bus qui s'éloigne. L'homme qui ne parle pas entre côté cour. Il peste gestuellement. Une vieille dame arrive côté jardin, très lentement. Elle vérifie si le jeune homme est le seul à attendre le bus, toujours très lentement. Elle a peu de cheveux, tient une canne et un chapeau de la main droite.

    LA VIEILLE DAME

    Bonjour monsieur... Vous savez si le bus est déjà passé ? Je ne vois personne d'autre à l'arrêt de bus... Oui ? Oh. Voyez-vous, je me suis dépêchée, et j'ai du mal à mettre mon manteau assez vite. J'habite au coin de la rue, mais ce n'est pas facile de me lever à l'heure. Oh, je suis réveillée, mais c'est se lever. On n'a plus les os solides, et le corps ne répond plus aussi bien... Oh, mon chapeau est tombé.

    L'homme lève la main pour faire signe à la dame de ne pas se baisser, et ramasse le chapeau.

    Merci, monsieur, vous êtes bien aimable. J'ai bien du mal. Je ne devrais pas porter de chapeaux, mon coiffeur me l'a interdit parce que ça empêche les cheveux de pousser, mais j'ai grandi au Brésil, je ne faisais que porter des chapeaux là-bas. Vous connaissez Maurice Béjart ? Je l'ai rencontré alors que je prenais des cours de danse, et il était de passage à Rio. Nous faisions la leçon, et il nous regardait... La leçon se terminait toujours par des improvisations, et quand j'ai eu terminé la mienne, Maurice Béjart est venu vers moi. Il m'a dit alors qu'il était impressionné par ma performance, et qu'il voulait m'avoir dans son ballet en Belgique. Pour moi qui venais de Belgique, c'était incroyable d'être repérée par un maître du ballet belge en suivant des études au Brésil... J'avais 14 ans à l'époque. Je lui ai alors proposé d'attendre le chauffeur de mon père (mon père avait un chauffeur, et cela donnait un grand standing au Brésil). Oh, quel plaisir j'ai eu quand mes parents ont parlé à Maurice Béjart ! Ah, notre bus arrive, enfin...

    On entend le bus arriver, représenté par une foule de gens qui marchent tout serrés. Les deux s'insèrent dans la foule. 

    Donc, où en étais-je ? Oui, Maurice Béjart était alors venu avec moi chez mes parents. Mon père lui disait qu'il savait que j'avais le talent pour jouer avec les professionnels... Je me souviens de chaque mot de cette conversation, même si cela fait soixante ans qu'elle a eu lieu... Que j'étais heureuse ! Un an plus tard, je suis rentrée en Belgique, et j'ai rejoint le ballet de Maurice Béjart. Cela a été la plus belle période de ma vie. Je vous bassine avec tout ça, non ? (signe de dénégation) Non ? Vous êtes adorable. J'ai dansé, dansé, j'ai appris le chant aussi, j'étais la femme la plus heureuse du monde, et même quand il a été temps de quitter le ballet, je continuais à danser et à chanter. Je m'étais mariée, et j'apprenais à mes enfants à danser.

    Et puis un jour, j'ai eu une rupture d'anévrisme. 

    Quand je suis sortie de l'hôpital, j'ai appris que je ne pourrais plus jamais danser. Je pouvais à peine bouger, mais j'étais tellement en colère que j'ai tout jeté à la poubelle, mes partitions, les affiches des spectacles que j'avais donné, toute ma correspondance reliée à la danse, même les lettres de Maurice Béjart... Ce n'est que quand j'ai voulu lancer mes chaussures de danse que ma fille s'est interposée et m'a dit non, maman, tu peux tout balancer si tu veux, mais garde ce souvenir. Vous descendez ici, monsieur ? Je descends ici aussi. Je me souviens de tout ce que j'ai jeté, monsieur, je ne retiens plus beaucoup parce que je suis vieille, mais je me souviens des affiches, des partitions, du contenu des lettres de Maurice Béjart que je connaissais par coeur. Je me souviens de la douleur le lendemain, quand j'ai vu que j'avais détruit tout ce que la maladie avait épargné. Je vois plein de gens parler de la fin du monde, monsieur, mais j'ai vécu la fin de ma vie, et j'aurais préféré la fin du monde.

    Ils quittent le bus qui repart en coulisses. On installe un banc discrètement.

    J'espère que je ne vous ai pas trop embêté avec mon histoire... Bonne journée, monsieur, moi, je vais au tram, vous prenez le métro sans doute ? (l'homme opine) Oui ? Nous nous recroiserons sans doute... Merci, cela m'a fait plaisir de parler avec vous aussi. Au revoir.

    La femme quitte la scène côté cour, toujours lentement. L'homme reste un instant, s'asseoit, et met son visage dans ses mains. Noir.

     Scène III

    L'intérieur d'un bus. L'homme qui ne parle pas est assis. Arrive une jeune femme, en tenue de jardinage, qui s'assied sur un siège en vis-à-vis du jeune homme. 


    LA JEUNE FEMME, l'air fatigué mais enjoué.


    Bonjour m'sieur ! (l'homme lui sourit) Il fait froid aujourd'hui, hein ? Moi je travaille en extérieur, et le matin c'est dur de travailler dehors ! Mais y a pas beaucoup de gens dans le bus, c'est chouette pour parler. Je travaille dans les jardins, c'est pour ça que je suis habillée comme ça. Vous connaissez la Serre Magique ? Eh bien je vais prendre les instructions au bureau de la commune, puis je rejoins Michel, Michel c'est un autre jardinier, il a une voiture alors il me dépose là où je dois travailler. 

    Un temps.

    Vous êtes pas un bavard, vous, hein ? (l'homme lui sourit et hausse les épaules) Je vous embête pas, au moins ? (l'homme hoche la tête en signe de dénégation). Vous êtes gentil. Y a pas beaucoup de gens avec qui on peut parler comme ça, souvent les gens me tournent le dos. A part avec Michel, je parle pas vraiment avec les autres au boulot, et pour mon patron, un jour je suis arrivée avec un quart d'heure de retard à cause des travaux sur l'avenue Orban, et il m'a renvoyée chez moi et je n'ai pas été payée ce jour-là. Depuis, je prends le bus une heure plus tôt au cas où. C'est pas correct, non, de renvoyer quelqu'un parce qu'il est en retard, non ? (l'homme approuve) Enfin bon, c'est pas comme si j'avais quelqu'un, je m'occupe de ma maman en rentrant, et j'ai pas trop le temps pour faire autre chose... Je pense que c'est votre arrêt, là, non ?

    L'homme acquiesce, se lève, la salue de la tête et commence à sortir du bus.

    Attendez ! Vous ne voulez pas m'accompagner jusqu'à mon arrêt ? Il y a un autre bus qui vous amène plus loin sur la ligne de métro là-bas... J'aimerais juste un peu parler, si ça ne vous dérange pas ? 

    L'homme hésite, pendant que le chauffeur et les navetteurs commencent à protester. Il tourne les talons et regagne sa place.

    Merci. Je peux vous tutoyer ? T'es gentil, toi. Je te vois pas souvent à cette heure-ci, tu es parti en avance ? (l'homme opine) Ah, c'est vraiment sympathique de ta part de rester avec moi, ne t'en fais pas, il n'y a que quatre arrêts jusque mon travail, et puis comme ça je te présente Michel s'il est en avance aussi, et puis si tu as le temps un de ces jours, on peut prendre un café aux galeries du métro...

    Noir.

    Scène IV

    Le vieil homme, la vieille femme, et la jeune femme des scènes précédentes attendent le bus. Ils se regardent l'un l'autre, mais jamais réciproquement. Noir.

    Scène V

    L'homme qui ne parle pas entre côté cour. On devine au décor que les trois autres se trouvent plus loin, côté jardin. Il les remarque, et hésite à les rejoindre. 


    L'HOMME, en soufflant.

    Oh et puis merde. J'y vais à pied.

    RIDEAU 


     


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  • Texte écrit pour le blog Walk with Arts, blog franco-belge sur les arts !

    Ils se pendent aux feuilles des arbres, ils se détachent tout dorés des lampadaires, du bout des doigts de ces hommes et de ces femmes qui protègent leurs cigarettes du vent pour en tirer des guirlandes de fumée. Les arts se retrouvent partout. Le premier, le cinquième, le huitième, le septième, le second... Ils sous-tendent un univers en plus. Un univers de possibles, qui se déversent dans le monde par nos sens. Ils jouent la mélodie des choses, ils créent un fond d'or par lequel les îles solitaires communiquent.

    Regarde l'ordre. L'ordre n'est rien. Le néant est le seul ordre. L'art combat le vide. L'art combat l'ordre. L'art crée l'illusion de l'harmonie. L'art détache l'harmonie de la réalité. L'art fait de l'harmonie une nouvelle réalité. L'illusion est une nouvelle réalité. Harmonieuse. Inexprimable. Intangible. Parfois insoupçonnée. Un nouvel ordre. Regarde l'ordre. L'ordre est tout.

    Je marche le long d'une avenue aux arbres mutilés, des clochards sur les bancs, des feuilles jonchent le sol. Le fond d'or se joint à ceci, et l'art s'insinue dans les sens. La souffrance devient belle et terrible et inévitable. L'insupportable s'impose. Le sens prend l'ampleur. Le goût des larmes vient.

    L'art se fait le protecteur de la laideur. L'art se fait le protecteur de la douleur. L'art se fait le lien de la douleur au douloureux. L'art imbrique l'esprit au monde. L'art est un chemin parallèle de solitude et de partage.

    Une fois que l'acceptation se fait d'un autre monde, du chemin parallèle, la destruction de ce monde devient le plus bel art du monde, car il opère la fusion de la beauté de l'art et de la cruauté du monde, la confusion de l'art et du monde.

    Je marche sur un flot d'or, bordé de pauvres mutilés, d'arbres effondrés sur des bancs. Le soleil fait briller quelques gouttes de rosée qui leur viennent aux yeux. Je grave sur mon cœur des initiales de pitié. Je me promets de retranscrire plus tard cette douleur. Je ne sais comment. Avec de la joie. Avec du cynisme. Avec le sentiment que je construis un monde. Que je retournerai au monde, différent.

    There's a path. Once you take that path, you walk with arts.  


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  • Complets sont le mot, l'état et l'essence. La peau se fait sable au doigt qui l'effleure, puis elle est la terre, aux lèvres la fleur, aux yeux le soleil cerclé de fragrance. Transi par le froid le coeur est avide, sa faim est de toi, sa fin est en toi. Comment maîtriser ces simples émois qui creusent mon rire en larmes arides ?

    ICI


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  • Sais-tu que t'attendre est mal à mon être ? Entier, j'abandonne joie et tristesse, aimant à manier l'envie vengeresse, odieux cauchemar ou rêve un peu traître. Il faut que je dise, ô douce, le mot. Ce dont je languis, ce qui me torture, et qui m'illumine au gré de l'obscur. Et qui me découpe à l'art de la faux. Mais quel est ce mot, quel est ce vocable ? Ayant la faconde quand c'est d'amour qu'on parle ; j'ai fait du cœur tout le tour de tout ce qu'on dit charmant ou aimable. Alors pourquoi toi tu n'y aurais droit ? L'absence à mes yeux, perdus sans ton corps, trahit mon esprit, sans toi, il s'endort. Retournent ta chair et l'encre à mes doigts !


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  • Sapé trop pus, et encore, le roc ne te supporte pas.

    Rêvé, ri, trapu, parti rêver

    Drôle lord.


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  • C'est un assez long texte pour un blog, j'ai hésité à le diviser en chapitres, mais je n'en avais pas envie, finalement. Il inaugure aussi la section "nouvelles" !

     

    La gare du Luxembourg offrait un spectacle assez typique des autres gares de Belgique, à ceci près qu'elle se trouvait dans cet état de grandeur intermédiaire, trop grande pour n'être qu'une station semblable à ces toutes petites gares qui parsèment la Belgique, mais trop petite pour être bondée en permanence comme pouvaient l'être les gares Centrale et du Midi, donnant ainsi la synthèse des gares du pays. Cela était sans doute dû à sa situation géographique. Bruxelles était sans doute une ville étrange de par son développement, qu'on eût dit originaire de l'esprit d'un architecte lunatique et amnésique. Les architectures se côtoyaient sans se mélanger, comme des personnes qui attendent dans une salle d'attente de médecin. Tous liés par quelque chose, mais le contact ne se fera que très rarement. Cette gare se trouvait dans ce qu'on appelait le quartier Européen, un quartier greffé  sur la frontière entre le centre-ville avec ses rues marchandes et le sud bordé de verdure. Ce quartier jurait dans le dégradé entre ces deux zones de la ville, plus populaire au nord, plus dangereux, mais plus vivant, tandis que le sud se voyait habiter par une classe de gens plus aisée. Plus âgée en moyenne. Plus préservée. Bourgeoise en somme. Ces deux aires avaient de commun la proximité des habitations, sauf si l'on s'aventurait vers la périphérie de la ville, et dans ce cas le quatre-façades reprenait ses droits, comme on pouvait s'attendre d'un quartier riche, de commun ces endroits avaient encore l'inextricable et confus désordre des rues, agencement des voies caractéristiques d'une ville improvisée. Et entre ces lieux trônait, comme une victoire de la modernité sur des siècles de travail instinctif et continu, un nid de fonctionnaires privilégiés. Le quartier Européen était une vaste esplanade de buildings à l'architecture remarquable, entre lesquels se dressaient des blocs de maisons, antérieurs à la construction de ce pôle d'intégration géopolitique européenne, qui restaient là comme peuvent subsister d'infimes brins d'herbe entre de gigantesques dalles lisses, brillantes et marbrées, Ces maisons abritaient souvent les plus chanceux parmi les pauvres gens de Bruxelles, qui trouvaient là un abri à un prix à la limite de leurs moyens, mais aussi les crapules habiles de cette ville qui investissaient dans des appartements et se faisaient marchands de sommeil, louant quelques mètres carré, pas plus d'une dizaine, pour la moitié du prix d'un appartement bourgeois, à une famille venue du Proche-Orient ou de Roumanie, ou de n'importe quel ailleurs où la vie était trop dure, où le reflet de l'Ouest paraissait l'image d'une terre promise. La gare, enfin, était un terrier écrasé entre deux colosses menaçants de verre couleur d'eau, et le passant monothéiste, d'un Livre quelconque, qui pouvait s'y retrouver devait sans doute avoir l'impression d'être un Moïse entre deux mers verticales. Un petit dôme vitré à peine visible indiquait la présence de cette gare, et une fois la volée d'escaliers franchie, on affrontait enfin un grand espace souterrain avec ses commerces, ses billetteries, ses casiers, et d'autres escaliers encore qui menaient aux six quais différents, par lesquels l'écho des trains se faisait entendre. Dans cette gare passait souvent une adolescente dont le lycée se trouvait à proximité. Charlotte était une de ces filles, rares, au cœur vrai, éveillé et désireux de faire du monde un endroit meilleur. C'était une jeune femme, d'un mètre soixante à peu près. Je peux me tromper sur le terme de jeune femme, mais l'émoi qu'elle provoquait sur tous autours d'elle la faisaient mûrir à cet âge où la femme est délicieuse quand elle possède les qualités que Charlotte avait rassemblées en elle. Cet émoi, je n'y suis pas moi-même indifférent, et je m'en justifie auprès de vous au point d'intervenir dans mon propre récit et m'en excuse. Charlotte, pour reprendre sa description, était de celles qu'on pouvait appeler des garçonnes sans problème, et cela lui allait merveilleusement bien, car elle avait pour elle l'ambiguïté des âmes vaillantes dans des corps fragiles. Elle s'habillait, parlait et bougeait comme un homme, mais il subsistait une terrible féminité qui lui conférait la perfection du légendaire androgyne du mythe platonicien, à tel point qu'on pouvait se demander si le couple devait vraiment convenir, comme complétion d'un être à un autre, à cette enfant. Ses yeux  pétillaient la plupart du temps, quand ne lui prenait pas le vague-à-l'âme, courant chez ces personnes qui pourraient vous prendre le poids du monde sur leurs épaules. Mais sa beauté en était sublimée lorsque ce vague-à-l'âme laissait place à l'indignation contre ce qui la tourmentait et qu'elle se mettait à pester, et il n'y a rien de plus délicieusement hypnotisant qu'une belle femme qui peste, comme une fleur qui s'ouvre sur un charnier, une beauté triste de par son contraste avec le monde. Charlotte aimait deux choses qui lui valaient d'être estimée par certains et dénigrée par d'autres, deux amours qu'elle défendait envers et contre tout, car les combats qu'elle entreprenait pour protéger ces passions étaient deux étendards levés vers un monde amorphe et agressif comme un dragon gigantesque, irritable et paresseux, elle aimait donc deux choses ; la littérature et les femmes. Elle supportait d'entendre l'inculte pour lui rétorquer ensuite, et se levait, le poing en l'air, contre ceux qui critiquaient sa préférence amoureuse, d'où qu'ils viennent, car elle savait que l'amour était la chose la plus libre qui soit, et que la liberté était la chose la plus digne d'être aimée. Peut-être était-ce pour cela que Victor laissait en lui cristalliser un amour qu'il savait impossible. Victor était aspiré par cette image quasi divine que Charlotte inspirait à cet adorateur qui vivait le bonheur et le drame de vivre si près d'un dieu ou d'une déesse, telle Sémélé portant en elle le fruit de la divinité et devant en mourir par le fait de la jalousie de l'autre. Victor était un homme dont on ne pouvait dire si l'atypique physique faisait de lui un homme beau ou laid, s'habillant négligemment un jour et de manière très élégante l'autre. C'était celui qui avait connu différentes strates de la société, strates aujourd'hui plus faciles à franchir qu'elles ne l'étaient avant que le monde ne se surindustrialise, mais il l'avait fait à travers le parcours de ses parents, si vite et dans tant de directions qu'il avait tiré de ce voyage social une capacité d'adaptation incroyable et une réflexion lente mais mûrie sur ce qui l'entourait. Ayant goûté à tous les milieux, ayant vécu dans des lieux si divers, du squat au château, il était aussi un éternel indécis quant à la place qu'il devait occuper dans ce monde. Il avait finalement pris le parti, durant son apprentissage des contes, mythes et légendes, récits qu'il affectionnait plus que tout, de ne pas y penser et de laisser son esprit et son destin aux mains des puissances dionysiaques, tandis qu'il passait son temps à l'étude de choses qui l'intéressaient, au gré de ses caprices, caprices lourds de conséquences car ils l'emmenaient parfois pour plusieurs années d'études. Il surfait sur la vie, s'adaptant à ce qu'elle donnait, choisissant des voies tout en respectant celle du destin. Il n'avait ni but précis ni aspiration particulière, si ce n'était un désir, comme Charlotte, de changer le monde, et d'y laisser une trace. Ces deux personnes avaient en commun l'amour de la littérature, mais il était plus intense chez Charlotte, l'indignation contre ce monde, mais elle était plus intense chez Charlotte. Il soutenaient tous deux que la culture devait être défendue, Charlotte affectionnant les classiques, d'Homère à Sartre et Vian, Victor, sans délaisser ceux précédemment cités, affichant un amour nostalgique pour la culture bruxelloise bientôt mise en vitrine dans les centres poussiéreux de préservation du patrimoine. Il aimait profondément cette connaissance populaire, ces rites, expressions, langues, comme on peut aimer la campagne qui fut détruite pour laisser place à la ville tentaculaire, du temps ou nos parents étaient des enfants ; nostalgie d'une époque passée dont on pouvait toucher du doigt les derniers volutes. Ils se connaissaient depuis ce qu'en Belgique on appelait la cinquième primaire, ce qui correspond à l'ultime année avant l'entrée au collège, mais Victor, à ce moment âgé de vingt-deux ans, s'était intéressé et attaché à Charlotte depuis sept ans, durant lesquels il avait nourri l'espoir qu'elle s'intéresse à lui, malgré l'homosexualité qu'il respectait, et son espoir était nourri de ce que Charlotte était un esprit libre qui sortait parfois de ses propres sentiers, quand un garçon en valait vraiment la peine, et Victor se disait dans des accès de confiance et d'optimisme qu'il ne devait pas ne pas en valoir la peine. Cependant, il avait décidé, au bout de quelques années à chérir cette image de Charlotte, de conserver cet amour enfoui quelque part en son cœur, et de l'aimer de l'amitié la plus belle qui soit ; celle qui sacrifie le cœur d'un amoureux pour donner une place éternelle à son objet dans sa vie, ce que Pierrot aurait dû faire au lieu de passer sa vie tourné vers la Lune qui ne lui était finalement qu'une muette confidente. Victor aimait la Lune et se confiait à elle, car pour lui Charlotte était l'astre de la nuit, la lumière de ses instants vides qui lui servaient à penser sa vie et à choisir comment il tournerait le destin que son Dionysos personnel lui attribuait.
    Victor, en ce jour de septembre achevait une de ses fréquentes visites aux professeurs du lycée situé dans le parc proche de la gare du Luxembourg, le Parc Léopold, un ancien zoo dont il ne restait qu'un antique et délabré bassin d'otaries qui servait maintenant à l'écoulement des eaux de pluies dans l'étang. Victor aimait ce vieux bassin qui portait les traces d'une histoire qu'il ne connaîtrait sans doute jamais et qui se perdrait le jour où personne ne saurait plus à quoi pouvait servir cette cuvette de vieilles briques. Ayant terminé les études depuis plusieurs années, Victor pourrait être questionné assez légitimement par ses pairs sur son insistance à fréquenter ses anciens maîtres : celui-ci répondrait qu'il gardait un lien d'amitié fort avec ceux qui avaient modelé et laissé grandir son esprit, et qu'il regardait les garçons et les filles de quelques années ses cadets d'un œil moitié sociologique, moitié fraternel. Car il pensait, comme Charlotte, que l'espoir du monde résidait dans l'éducation, une vérité qui n'était pas si évidente, les étudiants devaient sortir dans les rues pour défendre leurs acquis, et les professeurs avaient perdu de leur superbe, pas qu'ils fussent devenus indignes de confiance ou incompétents, mais le commun des mortels, mené par des politiques démagogues et délétères, les considérait dorénavant comme de simples travailleurs qui avaient des congés de la même durée que ceux des enfants qu'ils éduquaient. Avait disparu pour le gros animal populaire endormi par les slogans et les phrases choc la notion de mission d'enseignement, était ignorée la période de correction et de préparation qui pouvait forcer le professeur à vivre en ermite. Mais peut-être une autre raison expliquait cette désertion de l'estime pour les professeurs et pour la mission pédagogique ; le désintérêt que manifestaient les gens dans la jeunesse. Nous avons des institutions qui s'en occupent ? Grand bien ! Nous pouvons vaquer à d'autres choses. Ils vont à l'école pour apprendre ? Nous n'avons donc plus besoin de les éduquer. C'était le constat désespérant que les deux jeunes gens que j'ai décrits portaient et voulaient combattre. Victor écoutait les conversations entre jeunes, et se désolait de ce qu'il entendait, car c'était la même conversation, entre les mêmes personnes, conversation qu'il entendait encore entre d'autres interlocuteurs, comme l'avènement de la culture du vide.
    « Tu vois, les autres ils sont superficiels, moi j'ai vécu des trucs, alors je suis plus profonde, je réfléchis plus tu vois, dit la première, une fille en débardeur qui portait quelques livres serrés contre son cœur
    -Je suis d'accord, moi aussi j'ai dû m'élever un peu seule et apprendre à réfléchir, mon père était pas souvent à la maison, et j'ai super souffert... répondit l'autre, habillée plus conformément au ciel blanc intimidant de bruine.
    -Oui mais tu vois, les autres ils ont plus de valeurs, tu regardes les gens dans Secret Story ou quoi, et il y en a que quelques-uns qui soient cools, genre dans Koh-Lanta le belge tu vois, il a des valeurs, quoi, il est pas frivole comme les autres... »
    C'en était assez pour Victor. Il savait que le peu de maîtrise de la langue était un mal récurrent à son époque, il suffisait de voir hommes et femmes politiques inventer leurs mots pour combler leurs lacunes, ou utiliser des mots existants, mais trop compliqués pour que leur sens soit légitimement connu. C'était le jeu du siècle naissant, parier un moment d'intelligence apparente sur le peu de connaissance que l'on estimait chez l'interlocuteur, il en allait ainsi de beaucoup de mots qui se voyaient mutiler de leur signification pour les exposer dans une foire aux monstres qu'était devenu le langage. Victor avait la nostalgie encore plus intense de ce temps où parler semblait un outil de raison, plus qu'un passe-temps nécessaire au moment qui se tenait entre deux séances d'internet, moment que chacun redoutait et appréhendait, car il était la mesure de la vanité de la vie, vanité devenue insupportable depuis que l'homme se cachait l'horizon avec un écran. Tous rentraient chez eux, et ces adolescents se perdraient dans un tourbillon d'images, de musique et d'écrits mélodramatiques sur l'insurmontable complexité de la vie, sur tous ces obstacles qui semblaient incontournables, tant ils étaient bridés par le conformisme imposé de manière sournoise, pernicieuse et, le pire, involontaire, par un ensemble d'élites, sottes de nature et abruties ensuite parce que la vie leur offrit l'occasion de pouvoir manipuler la culture. Ces élites depuis des années se sont imaginées qu'une culture mondiale se pouvait installer dans l'esprit de milliards de gens sans qu'aucune mesure ne soit prise dès le départ pour protéger la diversité des cultures, et je ne parle pas ici des cultes, mais bien des cultures, qui se fadent pour un paquet de lieux communs formatés par les mêmes films pour tous, par les mêmes programmes de savoir-faire sans savoir.
    Je peux vous sembler partial dans ce que je vous dépeins ici, mais il est de l'honnêteté de l'écrivain d'user de sa plume comme le peintre use du poil trempé dans la peinture : pour décrire ce qu'il voit, et non ce qui est, car on ne peut voir sans que la vision soit troublée par l'émotion, par l'esprit ou par l'ignorance, et qui plus est ce qui est perçu et rendu tel quel dans un texte, dans une peinture, ou même dans une photographie, appartient au lieu commun. Il nous faut embellir sans forcer, sans décharger notre cœur sur la toile, sans vomir ses sentiments par la plume, la réalité qui devient ainsi de l'art. Je plains les lecteurs de notre âge qui se disent sensibles en pleurant devant un paquet de mots fades mis l'un après l'autre dans l'artisanat le plus commun, par un écrivaillon médiocre qui aura éclipsé de la lumière des projecteurs des émissions télévisées, les plus pathétiques d'entre elles dans bien des cas, le vrai talent d'écrivains confirmés dont j'espère le souvenir gardé au siècle prochain. L'art est question de subtilité, quoi qu'en disent les nouvelles élites en qui je ne place, je l'avoue, pas de crédit, pas plus que je ne m'en donne. Le plus important est que même si un sentiment guide l'écrivain, il ne soit pas entièrement celui de l'auteur ; il faut une part d'invention. Je clos ici cette parenthèse qui n'aura permis que de cerner l'état d'esprit de Victor, à quoi s'ajoutaient évidemment la pensée de Charlotte, surtout en ce jour qui devait changer leurs vies. La sienne en tout cas.
    Tout était prêt, Victor avait commencé à mettre tout en place depuis des années, c'était son obsession depuis des années, c'était prévu, prévu depuis des années. Il passa le parc et arriva dans une rue qui marquait la limite entre le parc centenaire et le début du quartier européen, venu dévisager le vieux Bruxelles, et qui s'imposait, depuis le lycée que Victor quittait, par un bâtiment que l'on appelait entre bruxellois le « Caprice des Dieux », en référence non pas à sa taille impressionnante, mais à sa forme qui rappelait fortement le fromage à la marque déposée. Le ciel était blanc, obstrué par une fine couche de nuages desquels tombaient la bruine qui éparpillait des gouttes légères sur les pavés de l'allée du parc et sur le macadam de la rue et qui changeait la poussière à peine sèche en boue légère. Comme on était en septembre, seules les feuilles du marronnier s'étaient détachées de la cime qui les avait portées pendant quelques mois, et elles étaient trop lourdes pour qu'autre chose que des débris, de simples nervures, viennent joncher le trottoir comme d'insignifiants squelettes. Victor s'engouffra dans un passage titanesque, gueule béante qu'on aurait dite taillée dans le bâtiment de pierre, de verre et de béton. Le vent s'introduit en sifflant en même temps que Victor et semblait le pousser, comme s'il approuvait son projet. Une fois sorti, il se retrouvait entre ces fameuses mers verticales, et se tourna vers le terrier duquel on devinait le passage vibrant des trains qui partaient et venaient. Là l'attendait Charlotte, qui tenait dans sa main un livre de Zola, et qui dansait presque dans le froid de septembre, ce froid qui n'est jamais vraiment froid, mais qui pique assez pour qu'on ne sache comment s'habiller.
    « Tu voulais qu'on se voie ? »
    Victor sentit son cœur s'arrêter, le temps de l'écouter. C'était ainsi chaque fois qu'il la voyait, même maintenant qu'il avait parjuré son amour et qu'il l'avait forcé à l'exil des désirs inassouvis, même maintenant qu'il s'était promis de ne plus écouter ce sentiment.
    « Je voulais te dire quelque chose. »
    Charlotte s'approcha et prit Victor dans ses bras. Il sentit l'étreinte des bras fragiles de la jeune fille, et y joignit la sienne, plus forte, plus haute. Ces embrassades avaient permis à Victor de balayer souvent ses idées noires, et souvent le fait d'y penser lui redonnait le courage d'entreprendre un projet quelconque mais ardu. Pourtant, ces mêmes embrassades faisaient balancer cet amour qui était censé être mort depuis des années et que l'on ne pouvait finalement que réduire au silence. Ces embrassades mêmes lui faisaient faire ce qu'il avait l'intention d'annoncer à Charlotte ce qu'il allait faire dans les quelques prochaines minutes. Mais pas tout de suite. Il devait profiter, longuement, tendrement, de cette étreinte. Il sentait la chaleur corporelle de Charlotte se répandre à travers les vêtements, cette nymphe aux douces formes séduisantes insufflait la vie dans ce simple contact, dans cet instant dont Victor voulait à jamais repousser l'échéance. Cette étreinte, il fallait la faire durer, plus que jamais elle comptait pour Victor. Ce n'était pas lui qui mettrait fin à l'embrassade. Quand Charlotte fit un petit geste pour se dégager, Victor écarta les bras pour la laisser partir. Il lui vint à l'esprit que les secondes qui passèrent prirent leur temps, et cela ne lui déplaisait pas. Il prit la main de Charlotte et délicatement, fit glisser ses doigts sur la paume de la main qui se tenait alors devant lui. C'était un jeu qu'ils s'étaient inventés, faire jouer les mains de l'un avec les siennes propres. Une innocente interaction qui contenait en elle tout le plaisir de l'amitié. Victor serra la main de Charlotte dans la sienne, et l'emmena vers la gare. Ils parcoururent quelques mètres en silence, avec pour fond sonore le sifflement du vent dans le tunnel proche d'où venait Victor.
    « Victor. Tu es étrange. Que veux-tu me montrer?
    -Tu vas voir. Viens. »
    Victor aimait les mystères, mais il n'était pas un bon cachottier. Il l'emmena cependant sans en dire plus le long de l'escalier de fer, arriva dans la gare et prit la direction de la sixième voie. Sur le quai, faiblement éclairé, plus par la lumière du dehors que par celle des lampes inutiles, attendait un sac de voyage, de toile kaki, qui ne devait pas contenir grand-chose et qui avait l'air perdu, au milieu de cette salle striée de profondes cicatrices de métal. Au loin, un train faisait entendre le grondement sourd de ses multiples roues. Charlotte regarda Victor ; elle avait compris.
    « Alors c'est tout. Tu t'en vas. Tu me laisses ici. Et nos combats ? Je les mène seule ? »
    Victor sentit en son cœur se creuser un précipice.
    « Je veux partir. Tu te débrouilleras très bien, tu l'as toujours pu. Change le monde. Tiens. »
    Il sortit une lettre de sa poche, la tendit à Charlotte. Elle ne la prit pas. Entretemps, le train était arrivé, comme un serpent raide et muet, les portes s'étaient ouvertes, libérant deux ou trois navetteurs. Il restait peu de temps.
    « Si tu as quelque chose à me dire, dis-le moi au lieu de l'écrire dans une lettre. »
    Victor mit de force, mais sans violence, la lettre dans la main de Charlotte, et approcha ses lèvres des siennes. Elles se touchèrent un très bref instant. Ce moment pendant lequel Victor espérait que le temps se suspende ne dura pas, le temps d'un éclair et il saisit d'un bras le sac qui avait attendu des heures sur ce quai, sans que personne ne l'ait pris. Victor ne savait pas pourquoi il avait laissé ce sac là, peut-être que si un voleur s'en était emparé, Victor n'aurait rien eu à montrer. C'était son côté dionysiaque, il fallait laisser des aspects de la roulette russe dans ses actes. Une fois le sac sur l'épaule, il monta dans le train. Charlotte était moitié interloquée, moitié désemparée. Elle savait qu'elle ne pourrait pas l'empêcher de partir. Elle savait qu'elle s'y était attendue, parce que Victor ne cachait jamais vraiment bien ses sentiments. Il lui avait dit qu'il ressentait cet amour qu'il réprimait pour laisser cette amitié grandir. Et en ce moment, la culpabilité la rongeait, plus vite et plus fort encore que s'il lui avait avoué des sentiments encore vivants et qu'elle aurait dû repousser. Victor se sentait coupable aussi, pour ce qu'il faisait à Charlotte. Pour tous ceux qui l'aimaient ou l'avaient aimée. La porte se refermait. Un coup de sifflet perça les airs, et Charlotte vit la machine se mettre en route sans qu'elle pût rien faire. Elle tenta d'apercevoir Victor. Sans succès. Le train partait, lentement, paresseusement, et Victor dedans se mit enfin à la fenêtre. Mais Charlotte ouvrait l'enveloppe, et essaya d'y voir un papier, mais l'enveloppe était vide. Elle se retrouvait avec un bout de papier plié savamment et déchiré en triangles grossiers là où se situait l'ouverture. Puis elle regarda dans l'enveloppe ; sur le papier même du contenant vide, il était écrit ; « Je reviendrai ».
    Victor tentait de dormir. Un jour, il reviendrait. Mais ce serait un autre homme. Peut-être meilleur.


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  • A toi, nu, Regi Farinelli ; Fille n'ira figer un iota.


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